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Chapitre I

Considérations générales

Tout le monde veut être riche, et la plupart ne travaillent nuit et jour que pour le devenir ; mais on se méprend pour l’ordinaire dans la route que l’on prend pour y réussir.

L’erreur, dans la véritable acquisition de richesses qui puissent être permanentes, vient, premièrement, de ce que l’on s’abuse dans l’idée que l’on se fait de l’opulence, ainsi qu’à l’égard de celle de l’argent.

On croit que c’est une matière où l’on ne peut point pécher par l’excès, ni jamais, en quelque condition que l’on se trouve, en trop posséder ou acquérir ; l’attention aux intérêts des autres est une pure vision, ou des réflexions de religion qui ne passent point la théorie. Mais, pour montrer que l’on s’abuse grossièrement, qui mettrait ceux qui y sont dévoués si singulièrement en possession de toute la terre avec toutes ses richesses, sans en rien excepter ni diminuer, ne ferait-il pas les derniers des malheureux, s’ils ne pouvaient disposer du labeur de leurs semblables ? Et ne préféreraient-ils pas la condition d’un mendiant dans un monde habité ? Car premièrement, outre qu’il leur faudrait être eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins, bien loin de servir par là leur sensualité, ce serait un chef-d’œuvre si, par un travail continuel, ils pouvaient atteindre jusqu’à se procurer le nécessaire ; et puis, dans la moindre indisposition, il faudrait périr manque de secours, ou plutôt de désespoir.

Et même sans supposer les choses dans cet excès, un très petit-nombre d’hommes en possession d’un très-grand pays, comme il est arrivé quelquefois par des naufrages, n’ont-ils pas été autant de malheureux, bien loin d’être autant de monarques ? Et il n’est que trop certain, par les relations espagnoles de la découverte du Nouveau-Monde, que les premiers conquérants, quoique maîtres absolus d’un pays où l’on mesurait l’or et l’argent par pipes[1], passèrent plusieurs années si misérablement leur vie, que, outre que plusieurs moururent de faim, presque tous ne se garantirent de cette extrémité que par les aliments les plus vils et les plus répugnants de la nature.

Ce n’est donc ni l’étendue du pays que l’on possède, ni la quantité de l’or et de l’argent, que la corruption du cœur a érigés en idoles, qui font absolument un

  1. On donnait le nom de pipes à de grandes futailles de la contenance d’un muid et demi.