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Catinat et de Fénelon, combien restera-t-il d’hommes dont le cœur ait battu rien que pour l’amour de la vérité, du bien public et de la patrie ? Guerriers, prêtres, magistrats et gens de lettres, semblent-ils même se douter qu’il existe en France autre chose que le prince et la cour ? Si vous ne voulez pas là-dessus interroger Saint-Simon, si vous pensez que le duc et pair a calomnié ses contemporains, écoutez les paroles de cet inexplicable et sublime rhéteur qui flattait les grands de la terre jusque sur leur cercueil, et qui, comparant Louis à Constantin et à Théodose, à Marcien et à Charlemagne, félicitait Michel Le Tellier d’avoir vécu assez longtemps pour signer la révocation de l’édit de Nantes[1]. Faut-il ajouter, pour preuve de cet esprit général de servilité, de cet abandon funeste de toute indépendance, que le philosophe Fontenelle voyait le triomphe de la religion dans cet acte impie, et que sa muse glaciale trouvait de mauvais vers pour le célébrer[2].

  1. * Puisque la littérature est l’expression de la société, on nous permettra de citer cette page de Bossuet :
    « Quand le sage chancelier reçut l’ordre de dresser ce pieux édit qui donne le dernier coup à l’hérésie, il avait déjà ressenti l’atteinte de la maladie dont il est mort ; mais un ministre si zélé pour la justice ne devait pas mourir avec le regret de ne l’avoir pas rendue à tous ceux dont les affaires étaient préparées. Malgré cette fatale faiblesse qu’il commençait de sentir, il écouta, il jugea, et il goûta le repos d’un homme heureusement dégagé, à qui ni l’Église, ni le monde, ni son prince, ni sa patrie, ni les particuliers, ni le public, n’avaient plus rien à demander. Seulement Dieu lui réservait l’accomplissement du grand ouvrage de la religion ; et il dit en scellant la révocation du fameux édit de Nantes, qu’après ce triomphe de la foi et un si beau monument de la piété du roi, il ne se souciait plus de finir ses jours : c’est la dernière parole qu’il ait prononcée dans la fonction de sa charge, parole digne de couronner un si glorieux ministère. » (Oraison funèbre de Michel Le Tellier, prononcée le 25 janvier 1680.)
    C’est de ce même Le Tellier que le comte de Grammont disait, en le voyant sortir d’un entretien particulier avec le roi : « Je crois voir une fouine qui vient d’égorger des poulets, en se léchant le museau plein de leur sang. »
  2. M. Villemain s’exprime ainsi dans le Tableau de la littérature au dix-huitième siècle : « La révocation de l’édit de Nantes fut proclamée en 1687, et célébrée par toutes les voix, depuis Bossuet à qui sa soumission pour le pouvoir inspirait une intolérance qu’il n’avait pas d’abord trouvée dans sa foi, jusqu’à Fontenelle qui, tout sceptique qu’il était, fit des vers en l’honneur du triomphe de la religion sous Louis le Grand. »
    Nous avons cru et nous croyons encore, sur la foi de ces paroles, que l’académicien philosophe, poëte et courtisan, a célébré la révocation de l’édit de Nantes par une pièce de vers ad hoc. Toutefois, nous devons à la vérité de faire connaître que nous avons vainement cherché cette pièce dans deux éditions différentes des œuvres de Fontenelle, soit qu’il y ait eu erreur de la part de M. Villemain, ou que Fontenelle ait compris que, pour l’honneur du philosophe, le poëte devait faire un sacrifice à la postérité. Par malheur, le sacrifice n’a pas été complet, et nous avons découvert, dans les rimes qu’on va lire, une allusion bien évidente au déplorable événement de la révocation :

    Ainsi s’étend à tout l’auguste intelligence
    Qui veille sans relâche au bonheur de la France.
    Le héros dont le bras ne cesse de tenir
    Un foudre toujours prêt à soumettre ou punir.
    Lui qui, pour commander à l’Europe alarmée
    N’a qu’à laisser agir sa seule renommée,
    Est le même héros qui sait former nos mœurs,
    Par qui la piété règne dans tous les cœurs.
    Par qui l’unique foi dompte l’hydre à cent têtes.
    Nos plus divines lois, nos plus belles conquêtes,
    Ont la même origine, et partent d’un seul roi.
    Siècles, à nos discours ajouterez-vous foi ?
    Lorsque, dans le passé notre histoire enfoncée,
    Par un lointain confus sera presque effacée,
    Peut-être les esprits, faussement pénétrants,
    Feront-ils de Louis deux héros différents.

    (Poëme présenté pour le prix de l’Académie française de 1687. — Le sujet était le soin que le roi prend de l’éducation de la noblesse, dans ses places et dans Saint-Cyr).
    Fontenelle a eu le malheur de faire, dans ce goût, des centaines de vers en l’honneur de Louis XIV. Voltaire ne s’en est pas souvenu, sans doute, quand il a appelé Boileau le flatteur de Louis.