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LE VERGER

elles l’irritaient. Il ne supportait pas un instant que sa mère connût mieux que lui des sentiments qu’il n’arrivait pas à s’exprimer. Il voulait lui demander de ne pas l’interroger ainsi devant les autres et même jamais, et de ne pas l’induire par là en des mensonges où ils finiraient par s’embourber tous les deux. Mais il aurait fallu parler. Son frère Guy, habituellement ménager de ses mots, avait proposé une solution à la famille : « Laissez-le, c’est l’âge bête. »

Jacques recrée dans son imagination fatiguée les épisodes de cette rupture déjà lointaine. Un serrement le prend au cœur quand il écoute la respiration d’André. André est heureux lui. Son départ pour le collège est chose décidée, c’est vrai. Mais André n’a jamais quitté avant le temps l’île et le Verger ; il ignore, il ne soupçonne pas la solitude des premiers jours dans le vacarme des salles, les pot-au-feu et les galimafrées aqueuses où trempent quelques morceaux de viande hachée et de carottes. Jacques, de chez les grands, ne pourra certes pas empêcher toutes les brimades au petit nouveau.

Jacques changeait de position sans trouver le sommeil. Il ne réussissait qu’à exacerber son malaise. Autrefois il se serait endormi sur son dégoût ; depuis la rupture, à travers ses joies et ses misères, il redécouvrait le monde. Non pas qu’il observât les choses et les hommes avec plus d’attention ; il avait plutôt l’impression d’être enfermé en lui-même et de connaître les choses en aveugle, au toucher qu’elles exerçaient sur son âme. Son passé, les hommes, les choses, même lorsqu’il les fuyait, agissaient sur lui d’une manière nouvelle ; une conjoncture, étrangère