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lument de même. Voici comme il s’exprime en parlant d’un célèbre poëte latin moderne : « Il réussit auprès de ceux qui croient qu’on peut faire de bons vers latins, et qui pensent que des étrangers peuvent ressusciter le siècle d’Auguste dans une langue qu’ils ne peuvent pas même prononcer. In sylvam ne ligna feras. » Le témoignage de ce grand poëte est d’autant moins suspect en cette matière, qu’il a fait lui-même en s’amusant quelques vers latins, aussi bons, ce me semble, que ceux d’aucun moderne ; témoins ces deux-ci, qu’il a mis à la tête d’une dissertation sur le feu :

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit.

Je ne crois pas qu’on puisse renfermer plus de choses en moins de mots ; et ce n’est pas d’ordinaire le talent de nos poètes latins modernes les plus vantés. Heureusement pour notre littérature, M. de Voltaire a fait de ce talent un meilleur usage, que de l’emprisonner dans une langue étrangère ; il a mieux aimé être le modèle des poètes français de notre siècle, et le rival de ceux du précédent, que l’imitateur équivoque de Lucrèce et de Virgile.

Mais, dira-t-on, vous ne pouvez disconvenir au moins qu’un écrivain qui n’emploierait dans ses ouvrages que des phrases entières tirées des bons auteurs latins, n’écrivît bien en cette langue. Premièrement, est-il possible qu’on n’emploie absolument dans un ouvrage latin moderne, que des phrases empruntées d’ailleurs, sans être obligé d’y mêler du moins quelque chose du sien, qui sera capable de tout gâter ? En second lieu, je suppose qu’on n’emploie en effet que de pareilles phrases ; et je nie qu’on puisse encore se flatter de bien écrire en latin. En effet, le vrai mérite d’un écrivain est d’avoir un style qui soit à lui ; le mérite au contraire d’un latiniste tel qu’on le suppose, serait d’avoir un style qui ne lui appartînt pas, et qui fût, pour ainsi dire, un centon de vingt styles différens. Or je demande ce qu’on devrait penser d’une pareille bigarrure ? Si le centon n’est que d’un seul auteur, ce qui est pour le moins fort difficile, j’avoue que la bigarrure n’aura plus lieu ; mais, en ce cas, à quoi bon cette rapsodie, et que peuvent ajouter à nos richesses littéraires ces petits lambeaux d’un ancien, ainsi décousu et mis en pièces ? Le lecteur peut dire alors comme ce philosophe, à qui on voulait présenter un jeune homme qui savait tout Cicéron par cœur ; il répondit, j’ai le livre. On peut citer aussi ce que disait M. de Fontenelle : J’ai fait dans ma jeunesse des vers grecs, et aussi bons que ceux d’Homère, car ils en étaient.