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tarque qui dévorait ses enfans à leur naissance, comme les poëtes le racontent de Saturne. Non-seulement la superstition est plus injurieuse à Dieu que l’athéisme, elle est encore plus dangereuse pour les hommes.

L’athéisme ne détruit pas de fond en comble la raison, la philosophie, les lois, l’amour de l’estime publique ; les vertus morales suffisent, même sans la religion, pour conserver ces sentimens dans l’homme ; mais la superstition les renverse tous par la tyrannie absolue qu’elle exerce sur les esprits.

L’athéisme trouble rarement les États ; car il rend les hommes circonspects et attentifs à leur conservation : nous voyons même que les siècles les plus portés à l’athéisme, tels que celui d’Auguste, ont été les plus tranquilles ; mais la superstition a ruiné plusieurs républiques et plusieurs royaumes.

Le peuple est le roi ou plutôt le tyran de la superstition, après en avoir été l’esclave ; elle soumet les sages aux sots et aux insensés. Dans le concile de Trente[1], où la doctrine des scholastiques joua un si grand rôle, on trouva mauvais que quelques prélats les comparassent aux anciens astronomes, qui, pour expliquer les phénomènes célestes, imaginaient des excentriques et des épicycles sans fin, quoique bien persuadés qu’il n’existait rien de pareil. De même les scholastiques, pour sauver de prétendus dogmes, ont inventé des subtilités auxquelles ils ne croyaient pas, mais avec lesquelles ils ont fait des dupes.

La superstition a plusieurs causes : l’envie de frapper et de flatter les sens par des cérémonies auxquelles on réduit la religion ; l’excès de la sainteté extérieure et pharisaïque ; un respect sans bornes pour de prétendues traditions, qui ne font que charger la foi sans la nourrir ; les intrigues des prêtres pour satisfaire leur ambition ou leur avidité ; trop de faveurs accordées aux bonnes intentions, ce qui ouvre la porte aux nouveautés ; un parallèle déplacé, et un transport inepte des choses humaines aux choses divines ; enfin un siècle barbare, et dans ce siècle, des temps de calamité et de trouble.

La superstition sans voile est un monstre hideux : la ressemblance du singe avec l’homme sert à rendre le singe plus laid, Il en est de même de celle de la superstition avec la religion ; et comme les viandes les plus salutaires se corrompent dans un estomac malsain, ainsi des pratiques bonnes en elles-mêmes dégénèrent en observances puériles et pusillanimes.

La superstition se glisse même quelquefois jusque dans l’aversion qu’on a pour elle : certains hommes se croient d’autant plus purs et d’autant plus sains, qu’ils s’éloignent davantage des

  1. Il faut se souvenir ici que c’est un Anglican qui parle.