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porter. Oui, les étoiles disparaîtront, le soleil lui-même s’obscurcira dans les âges à venir, et la nature s’affaissera à la fin des siècles. Pour toi, tu jouiras d’une jeunesse immortelle et florissante, tranquille et inaltérable au milieu du choc des élémens, du naufrage de la matière et de l’écroulement des mondes. Mais quelle pesanteur m’accable ! quelle léthargie se glisse dans tous mes sens ! La nature épuisée, et succombant à la fatigue, me demande encore un moment de repos. Accordons-lui pour la dernière fois cette faveur ; mon âme, à son réveil, renouvelée dans toute sa force, prendra un plus noble essor, et, jouissant d’une vie nouvelle, ira se présenter aux dieux comme une offrande digne de leur grandeur. Que la frayeur ou le crime troublent le reste des hommes, Caton ne connaît ni l’un ni l’autre ; le choix du sommeil ou de la mort lui est indifférent.

FIN DE LA DERNIÈRE SCÈNE DU CINQUIÈME ACTE.
(Caton, après s’être percé de son épée, est apporté mourant sur le devant du théâtre.)
CATON.

Portius, mon fils, approche-toi… Mes amis sont-ils embarqués ? Puis-je faire pour eux quelque chose de plus ? Tandis que je vis encore, ne me laissez pas vivre en vain… Lucius, souffrez que notre amitié se perpétue dans nos enfans… Faites le bonheur de Portius, mon fils, en lui accordant votre fille — Pourquoi versez-vous des larmes ?… Marcia, ma fille, Juba brûle d’amour pour toi. Un sénateur romain, tandis que Rome subsistait encore, eût refusé sa fille à un roi ; mais les armes de César ont détruit toute distinction. C’est être Romain aujourd’hui, que d’être brave et vertueux… Un froid mortel s’empare de mes sens… Hélas ! quand verrai-je disparaître ce monde coupable, le séjour du malheur ou du crime ! Déjà il me semble qu’un rayon de lumière vient éclairer et remplir mon âme prête à s’envoler vers sa dernière demeure… Hélas ! je crains d’avoir trop librement disposé de ma vie… Puissances suprêmes, qui sondez le cœur des hommes, et qui pénétrez leurs pensées les plus secrètes, ne m’imputez point cette faute, si c’en est une ; la vertu même peut en faire : mais votre bonté me rassure…

(Il expire.)
LUCIUS.

Ainsi disparaît du milieu de nous cette grande âme que l’amour de Rome et de la vertu embrasa toujours. O Caton ! ô mon ami !… tes dernières volontés seront religieusement observées ; mais allons, portons à César ce corps respectable, exposons à ses