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crainte, y aurait glissé quelques flatteries, et fait une tache à sa gloire ; mais n’y trouvant rien, et craignant la fierté et la liberté qu’inspirerait à Thrasea son innocence, il fit assembler le sénat. Alors Thrasea délibéra avec ses proches, s’il tenterait ou dédaignerait de se justifier : les avis furent partagés.

Ceux qui lui conseillaient d’aller au sénat, disaient : « Qu’ils étaient sûrs de son courage ; que sa défense ajouterait à sa gloire ; que c’était aux hommes faibles et timides à cacher leurs derniers momens ; que le peuple verrait (146) un grand homme s’offrant à la mort ; que le sénat entendrait ses discours plus qu’humains, et comme inspirés ; que ce prodige pourrait ébranler Néron même ; et que si la cruauté l’emportait, la postérité distinguerait au moins sa fin glorieuse, de celle de tant de lâches qui périssaient en silence. »

Ceux qui lui conseillaient de rester chez lui convenaient de son courage, mais lui représentaient qu’il serait le jouet et la fable de l’assemblée ; « Qu’il devait détourner ses oreilles des clameurs et des injures ; que Cossutianus et Eprius n’étaient pas les seuls méchans ; qu’on oserait peut-être porter les mains sur lui ; que la crainte entraînerait jusqu’aux gens de bien ; qu’il épargnât tant d’infamie à un corps dont il avait été l’ornement, et laissât douter du parti que le sénat aurait pris en voyant Thrasea vis-à-vis de ses délateurs ; qu’en vain on comptait sur les remords de Néron ; qu’il fallait craindre plutôt que sa fureur ne s’étendît sur l’épouse de Thrasea, sur ses enfans, sur ce qu’il avait de plus cher ; qu’ainsi, jusqu’alors sans bassesse et sans tache, il imitât, par une mort glorieuse, ceux qui avaient été les modèles de sa vie. » Rusticus Arulenus, jeune homme impétueux, présent à ce discours, offrait, par un vain désir de gloire (147), de s’opposer, comme tribun du peuple, au décret du sénat. Thrasea réprima son zèle inutile pour l’accusé, funeste pour le défenseur. Il ajouta : « Qu’il avait vécu, et ne devait point renoncer au plan qu’il s’était fait depuis tant d’années ; que Rusticus, nouveau magistrat, était encore à temps de prendre un parti, et fît réflexion aux tristes circonstances où il entrait dans le gouvernement (148). » Quant au sénat, il se chargea de décider s’il lui convenait de s’y rendre (149).

Le lendemain, deux cohortes prétoriennes, sous les armes, assiégèrent le temple de Vénus. L’entrée du sénat fut entourée d’un gros de soldats, qui laissaient voir des épées sous leurs robes, on en dispersa d’autres dans les places et les lieux publics : les sénateurs entrèrent au milieu de ces visages menaçàns.

Néron, dans un discours qu’il fit prononcer par son questeur,