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DE TACITE.

par la partie qui était au-dessus de leur tête (112), et qui se trouva trop forte pour céder au poids ; de plus le navire ne se brisait point ; et, dans ce trouble général, ceux qui ignoraient le complot y nuisaient. On ordonna donc (113) aux rameurs de peser d’un côté, et de submerger ainsi le vaisseau ; mais ils ne s’étaient point concertés pour cette manœuvre, et les autres ayant fait le contre-poids, le navire coula plus doucement à fond (114). Aceronia criant imprudemment qu’elle est Agrippine, et qu’on sauve la mère de l’empereur, est assommée à coups de rames, de crocs, et de tout ce qui s’offre aux assassins. Agrippine se tut, pour n’être point reconnue ; elle reçut néanmoins une blessure à l’épaule ; enfin ayant nagé vers des barques qui survinrent, elle gagne le lac Lucrin, et sa maison de campagne.

Là elle fait réflexion, que c’est donc pour cela qu’on l’a attirée par des lettres perfides, et comblée d’honneurs ; que le navire, à peine hors du rivage, sans être ni agité par les vents, ni poussé contre un rocher, a manqué par le haut (115) comme une machine faite pour la terre ; qu’Aceronia est assassinée, qu’elle-même est blessée, et ne peut échapper à la trahison qu’en paraissant l’ignorer : elle envoie donc Agerinus, un de ses affranchis, pour apprendre à Néron que, par la bonté des dieux, et par l’heureux destin de son fils, elle venait de se sauver d’un grand péril ; elle le priait, quelqu’effrayé qu’il pût être du danger d’une mère, de ne point venir sur-le-champ, et de lui laisser un moment de repos. Tranquille en apparence, elle fait panser sa blessure, use de remèdes, fait aussi chercher le testament d’Aceronia, et mettre le scellé chez elle ; sur ce point seul elle ne dissimula pas.

Néron, qui attendait la nouvelle du succès du crime, apprend que sa mère s’est sauvée avec une légère blessure, et n’ayant couru de danger que ce qu’il fallait pour dévoiler l’auteur. Pénétré d’effroi, il s’écrie « qu’elle va venir la vengeance en main, ou armer les esclaves, ou soulever les soldats, ou lui reprocher devant le sénat et le peuple son naufrage, sa blessure et le meurtre de ses amis ; et qu’il est perdu, si Burrhus et Sénèque ne lui trouvent quelque ressource. » Il les avait fait venir ; on ne sait s’ils étaient instruits du complot. Tous deux se turent long-temps, soit pour ne pas faire de remontrances inutiles, soit qu’ils vissent par l’état des choses, que Néron périrait s’il ne prévenait sa mère. Enfin Sénèque s’enhardit jusqu’à regarder Burrhus (116) comme pour lui demander (117) si l’on ordonnerait aux soldats le meurtre d’Agrippine ? Burrhus répond « que les prétoriens sont trop attachés à la maison des