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DE LA LIBERTÉ

XXVII. Ce monologue d’Armide, vanté par nos pères comme un chef-d’œuvre, jouissait paisiblement de sa réputation, lorsque le citoyen de Genève a osé l’attaquer. Sa critique est restée sans réponse. En vain le célèbre Rameau, pour l’honneur de notre ancienne musique, qui devrait néanmoins lui être plus indifférent qu’à personne, a essayé de venger Lully des coups que Rousseau lui a portés.

                     Si Pergania dextrâ
Defendi passent, etiam hâc defensa fuissent.

Mais en changeant, comme il l’a fait, la basse de Lully en divers endroits, pour répondre aux plus fortes objections de Rousseau, en supposant dans cette basse mille choses sous-entendues auxquelles Lully n’a jamais pensé, il n’a fait que montrer combien les objections étaient solides. D’ailleurs, en se bornant à quelques changemens dans la basse de Lully, croit-on avoir ranimé et réchauffé ce monologue, où le poëte est si grand et le musicien si faible, où le cœur d’Armide fait tant de chemin, tandis que Lully tourne froidement autour de la même modulation, sans s’écarter des routes les plus communes et les plus élémentaires ? Nous nous en rapportons au témoignage de son illustre défenseur. Eût-il fait ainsi chanter Armide ? eût-il donné à sa basse cette marche terre à terre, si traînante, si écolière et si triviale ? Lully, répondra-t-on, n’en pouvait faire davantage, dans l’état d’imperfection et de faiblesse où la musique était alors. Cela peut être, mais il ne s’agit pas de juger le monologue d’Armide sur l’impossibilité qu’il pouvait y avoir, il y a cent ans, d’en faire un meilleur ; il s’agit de juger ce monologue en lui-même ; et peu nous importe qu’il ait été admirable pour nos pères, s’il est devenu insipide pour nous. Excusons les fautes de Lully, mais avouons-les. Cet artiste a donné à notre musique tout l’essor dont elle était capable en commençant à naître : il transporta à l’opéra français la musique italienne telle qu’elle était de son temps ; il ne faut pour s’en convaincre que jeter les yeux sur les anciens opéras d’Italie , et les comparer aux siens. Les innovations qu’il osa faire dans notre musique causèrent une révolution ; on commença par s’élever contre lui, et on finit par avoir du plaisir et par se taire. Mais il avouait lui-même, en mourant, qu’il voyait bien au-delà du point où il avait porté son art ; c’était un avis qu’il donnait, sans le vouloir, à ses admirateurs. Ces froids enthousiastes, car une musique sans chaleur ne peut en avoir d’autres, nous assurent quelquefois que les belles scènes des opéras de Lully sont si parfaitement mises en musique, qu’un homme d’esprit et de goût