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noter, a de plus un accompagnement qui le nourrit et le soutient. Donnons à ce récitatif moins de rapidité, ajoutons-y des cadences, des ports de voix, des ténues qui n’y sont pas, ce sera du chant ordinaire. L’examen de la partition que je fis bientôt après, justifia ma pensée ; je m’aperçus qu’en chantant ce récitatif avec la lenteur et les prétendus agrémens du nôtre, il devenait un récitatif français, mais sans comparaison moins naturel et moins agréable que dans son premier état. Cette observation me conduisit à une autre. Si le récitatif italien, disais-je, peut se chanter à la française, le récitatif français ne pourrait-il pas se chanter à l’italienne ? le premier a perdu en se transformant, peut-être le second y gagnerait-il. J’essayai donc ; je pris le premier opéra qui se présenta sous ma main ; je chantai le récitatif à l’italienne, en retranchant les cadences, les ports de voix, les ténues, et en y mettant la rapidité et le débit nécessaires à une bonne déclamation ; et voici ce que je remarquai avec autant de plaisir que de surprise. Dans les endroits où le récitatif imitait le mieux le discours, il n’y avait pas de comparaison entre le plaisir que me faisait ce récitatif débité à l’italienne, et le dégoût qu’il me causait, crié et traîné à la française. Dans les endroits au contraire où le musicien s’était écarté des tons de la déclamation, c’est-à-dire, du sentiment et de la nature, rien de plus désagréable et de plus affreux que le récitatif français italianisé.

XXIV. De cette observation, que tout musicien peut aisément faire, nous osons tirer une conséquence qui révoltera peut-être d’abord certains lecteurs, mais qui nous paraît mériter quelque attention de la part de ceux qui s’intéressent au progrès de l’art ; c’est que si le récitatif français était aussi bien composé qu’il le peut être, on devrait le débiter à l’italienne. Car il est certain qu’étant chanté de cette manière, il ressemble beaucoup mieux à la déclamation, et plus exactement à proportion qu’il est mieux fait. Nous avons même dans notre récitatif quelques morceaux, à la vérité en petit nombre, où il serait facile à l’auditeur de s’y tromper, et de prendre le récitatif ainsi chanté pour un véritable discours. On peut citer pour exemple ces vers de la scène célèbre du second acte de Dardanus.

A cet art tout-puissant… n’est-il rien d’impossible ?
Et s’il était un cœur… trop faible… trop sensible…
Dans de funestes nœuds… malgré lui retenu,
Pourriez-vous…

DARDANUS.

Vous aimez, ô ciel ! qu’ai-je entendu !