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DE LA LIBERTÉ

l’oreille la moins sensible une impression qui n’est ni moins vive ni moins agréable que celle des plus beaux airs italiens. D’excellens juges même ne balancent pas à lui donner la préférence sur les airs, parce que l’expression du sentiment y est moins chargée, plus simple, et par conséquent plus vraie ; il semble enfin, tant la vérité et la nature ont des droits sur nous, que ce récitatif obligé est entendu quelquefois avec plaisir par les ennemis même du récitatif italien ordinaire. Cependant il n’y a point entre l’un et l’autre de différence réelle, la marche est absolument semblable ; seulement le récitatif obligé dont on fait souvent usage dans les monologues, est coupé, interrompu, et soutenu par l’orchestre qui sert comme d’interlocuteur ; et d’ailleurs ce récitatif étant employé pour l’ordinaire à des expressions vives, les inflexions de la douleur, de la joie, du désespoir, de la colère y sont plus sensibles et plus fréquentes que dans le récitatif courant ; comme elles le sont davantage dans un discours animé que dans le discours ordinaire.

XXI. Peut-être objectera-t-on que les momens de repos ménagés par les instrumens dans le récitatif obligé, les tableaux et l’expression qu’ils y ajoutent, les inflexions des passions, et pour ainsi dire les tons de l’âme, plus marqués dans ce récitatif, suffisent pour le rendre très-différent du récitatif italien ordinaire, dont la route uniforme et non interrompue produit une monotonie insupportable. Nous répondrons d’abord que notre récitatif même n’est pas plus exempt de monotonie que le récitatif italien, et qu’il joint à ce défaut une lenteur encore plus fatigante et plus odieuse. Nous répondrons en second lieu, que la monotonie du récitatif est peut-être un mal nécessaire, un inconvénient inévitable attaché à la nature de la scène lyrique. En effet qu’est-ce qu’un opéra ? Une pièce de théâtre mise en haut. Or dans une pièce de théâtre, tout n’est pas destiné aux grands mouvemens des passions ; l’âme ne peut y être agitée que par intervalles : il faut nécessairement, pour l’exposition du sujet, pour la préparation des scènes, pour le développement de l’action, des momens de repos où le spectateur ne doit qu’écouter. Je demande maintenant comment ces scènes d’exposition, ces scènes de développement, ces scènes préparatoires doivent être traitées par le compositeur ? La musique n’est point une langue ordinaire et naturelle : c’est une langue de charge, peu faite par conséquent pour exprimer les choses indifférentes ou les pensées communes ; elle n’est propre par sa nature qu’a rendre avec énergie les impressions vives, les sentimens profonds, les passions violentes, ou à peindre les objets qui les font naître. Que doit donc faire le musicien