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DE L’ENCYCLOPÉDIE.

régné, il conserve encore quelques partisans ; tant la vérité a de peine à reprendre sa place, quand les préjugés ou le sophisme l’en ont chassée. Enfin, depuis assez peu de temps, on convient presque généralement que les anciens avaient raison ; et ce n’est pas la seule question sur laquelle nous commençons à nous rapprocher d’eux.

Rien n’est plus incontestable que l’existence de nos sensations ; ainsi pour prouver qu’elles sont le principe de toutes nos connaissances, il suffit de démontrer qu’elles peuvent l’être : car en bonne philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues, est préférable à ce qui n’est appuyé que sur des hypothèses, même ingénieuses. Pourquoi supposer que nous ayons d’avance des notions purement intellectuelles, si nous n’avons besoin, pour les former, que de réfléchir sur nos sensations ? Le détail où nous allons entrer fera voir que ces notions n’ont point en effet d’autre origine.

La première chose que nos sensations nous apprennent, et qui même n’en est pas distinguée, c’est notre existence ; d’où il s’ensuit que nos premières idées réfléchies doivent tomber sur nous, c’est-à-dire, sur ce principe pensant qui constitue notre nature, et qui n’est point différent de nous-mêmes. La seconde connaissance que nous devons à nos sensations, est l’existence des objets extérieurs, parmi lesquels notre propre corps doit être compris, puisqu’il nous est, pour ainsi dire, extérieur, même avant que nous ayons démêlé la nature du principe qui pense en nous. Ces objets innombrables produisent sur nous un effet si puissant, si continu, et qui nous unit tellement à eux, qu’après un premier instant où nos idées réfléchies nous rappellent en nous-mêmes, nous sommes forcés d’en sortir par les sensations qui nous assiègent de toutes parts, et qui nous arrachent à la solitude où nous resterions sans elles. La multiplicité de ces sensations, l’accord que nous remarquons dans leur témoignage, les nuances que nous y observons, les affections involontaires qu’elles nous font éprouver, comparées avec la détermination volontaire qui préside à nos idées réfléchies, et qui n’opère que sur nos sensations même ; tout cela forme en nous un penchant insurmontable à assurer l’existence des objets auxquels nous rapportons ces sensations, et qui nous paraissent en être la cause ; penchant que bien des philosophes ont regardé comme l’ouvrage d’un être supérieur, et comme l’argument le plus convaincant de l’existence de ces objets. En effet, n’y ayant aucun rapport entre chaque sensation et l’objet qui l’occasione, ou du moins auquel nous le rapportons, il ne paraît pas qu’on puisse trouver par le raisonnement de passage possible de l’un à l’autre ; il