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il s’agît est fort difficile à décider ; qu’elle tient a plusieurs autres qu’on n’a point encore résolues, sur la nature des langues anciennes, sur leur prosodie, sur la musique des Grecs, sur la mélopée du chant dramatique, sur la forme et la grandeur des anciens théâtres ; nous n’avons en effet sur tous ces objets que des notions fort imparfaites ; car les historiens sont comme les commentateurs, très-diffus sur ce qu’on ne leur demande pas, et muets sur ce qu’on voudrait savoir. Mais on accorde que les anciens aient préféré dans leurs tragédies le chant à la déclamation ; et on ne craindra pas de dire que sur ce point nous avons touché de plus près qu’eux à la nature. Que la musique des Grecs ait été aussi parfaite qu’on voudra ; les siècles d’ignorance qui l’ont détruite, nous ont dédommagé en un sens du plaisir qu’ils nous ont fait perdre, puisqu’ils nous ont forcés de nous rapprocher de la vérité, en substituant la parole au chant dans nos représentations dramatiques[1]. Il semble que le propre des siècles d’ignorance est de représenter la nature plus grossière, mais aussi plus vraie ; et celui des siècles de lumière, de la peindre plus délicate, mais plus déguisée. Nous ne prétendons pas pour cela qu’on doive toujours représenter sur le théâtre la nature exacte et toute nue : mais nous croyons qu’on ne saurait l’imiter trop fidèlement, tant qu’elle ne tombe point dans la bassesse. Personne ne regrettera dans nos tragédies les fossoyeurs du théâtre anglais ; mais peut-être y pourrait-on désirer plus d’action et moins de paroles, moins d’art et plus d’illusion. Il serait à souhaiter surtout que nos acteurs fussent un peu plus ce qu’ils représentent ; presque tous ne paraissent, si j’ose m’exprimer ainsi, que des marionnettes dont on ne voit point le fil d’archal, mais dont les mouvemens n’en sont pas plus naturels et mieux entendus. Je ne dis rien du peu de vérité que nous avons mis dans les accessoires du spectacle, dans la décoration de la scène, dans les circonstances locales, dans l’habillement des personnages. Un de nos grands artistes, qui ne sera pas soupçonné d’ignorer la belle nature par ceux qui ont vu ses ouvrages, a renoncé aux spectacles que nous appelons sérieux, et qu’il n’appelle pas du même nom ; la manière ridicule dont les dieux et les héros y sont vêtus[2],

  1. Ce n’est pas la seule obligation que nous avons à ces siècles obscurs, que nous méprisons quelquefois injustement. Nous leur devons la plupart des inventions utiles, le papier, la faïence, le linge, les moulins à vent, la boussole, l’imprimerie, et plusieurs autres. Des hommes de génie servaient l’humanité par ces découvertes, tandis que les poëtes faisaient de mauvais vers, les écrivains de mauvaise prose, et les philosophes de mauvais raisonnemens.
  2. Sur le Théâtre-Français, et même sur celui de l’Opéra, on a commencé