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DE LA LIBERTÉ

qu’on ne les privât pas avec rigueur d’un amusement qu’on leur avait laissé goûter. Ceux qui président à nos plaisirs, et qui n’en ont guère, ont été aussi inexorables à leurs plaintes, que les vieilles femmes le sont pour interdire l’amour aux jeunes. On n’a voulu ni souffrir à l’Opéra la musique italienne, dont elle blessait, disait-on, la dignité, mais dont elle dévoilait encore plus l’indigence ; ni permettre à cette musique de se faire entendre à ses malheureux partisans sur un théâtre particulier, et uniquement destiné pour elle. A peine l’a-t-on soufferte dans quelques concerts, dont la liberté n’est pas même trop assurée. Je ne sais pourtant si on a bien fait d’ôter cet objet de distraction ou de dispute à une nation vive et frivole, dont l’inquiétude a besoin d’aliment, qui même heureusement n’y est pas difficile, qui est satisfaite pourvu qu’elle parle, mais qui peut exercer sa langue, sur des sujets plus sérieux, si on la lui lie sur ses plaisirs. On sait le mot du danseur Pylade à Auguste, qui voulait prendre parti dans la dispute des citoyens de Rome au sujet de ce danseur et de son concurrent Bathylle : Tu es un sot, dit le comédien à l’empereur , que ne les laisses-tu s’amuser de nos querelles ? Quoi qu’il en soit, aujourd’hui que l’animosité est éteinte, les brochures oubliées, et les esprits adoucis, tandis que l’attention partagée des Parisiens oisifs est tournée vers des objets plus importans, et s’exerce, sans fruit comme sans intérêt, sur les affaires de l’Europe, serait-il permis de faire un examen pacifique de notre querelle musicale ?

IX. Je m’étonne d’abord que dans un siècle où tant de plumes se sont exercées sur la liberté du commerce, sur la liberté des mariages, sur la liberté de la presse, sur la liberté des toiles peintes, personne n’ait encore écrit sur la liberté de la musique. Être esclave dans nos divertissemens, ce serait, pour employer l’expression d’un écrivain philosophe, dégénérer non-seulement de la liberté, mais de la servitude même. Vous avez la vue bien courte, répondent nos grands politiques ; toutes les libertés se tiennent, et sont également dangereuses. La liberté de la musique suppose celle de sentir ; la liberté de sentir entraine celle de penser, la liberté de penser celle d’agir, et la liberté d’agir est la ruine des États. Conservons donc l’Opéra tel qu’il est, si nous avons envie de conserver le royaume, et mettons un frein à la licence de chanter, si nous ne voulons pas que celle de parler la suive bientôt. — Voilà, comme disait Pascal de je ne sais quel raisonnement d’Escobar, ce qui s’appelle argumenter en forme ; ce n’est pas là discourir, c’est prouver. On aura peine à le croire, mais il est exactement vrai que dans le dictionnaire de certaines