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teur ; le public va l’entendre, il se révolte d’abord, il se partage ensuite, il se réunit enfin en faveur du génie et du talent persécuté. Encouragé par ce succès, d’autant plus flatteur qu’il avait été disputé long-temps, ce musicien célèbre en mérite de nouveaux ; et après un grand nombre d’opéras, déchirés d’abord avec fureur, mais applaudis ensuite presque tous avec enthousiasme, il donne enfin l’opéra bouffon de Platée, son chef-d’œuvre et celui de la musique française. C’est par cet opéra qu’il faut juger de l’état présent de cet art parmi nous, des progrès dont il est redevable à Rameau, et osons ajouter, du chemin qui lui reste à faire encore. La gloire de l’illustre artiste n’a rien à souffrir de cet aveu ; peut-être y a-t-il plus loin du lieu d’où il est parti à celui où il est parvenu, que du point où nous sommes aujourd’hui, à celui où nous pouvons arriver. Rameau est d’autant plus digne d’estime, qu’il a osé tout ce qu’il a pu, et non tout ce qu’il aurait voulu oser ; il a eu le mérite de voir au-delà du terme où il a conduit ses auditeurs, et le mérite peut-être aussi grand, de juger jusqu’où ils pouvaient être conduits. Il eût manqué son but en allant plus loin ; il nous a donné, non la meilleure musique dont il fut capable, mais la meilleure que nous pussions recevoir. Ce n’est pas seulement par leurs ouvrages qu’il faut mesurer les hommes, c’est en les comparant à leur siècle et à leur nation ; et si les partisans zélés que Rameau s’était faits parmi nous, sont devenus plus froids sur sa musique, depuis que l’italienne a frappé leurs oreilles, ils n’en sentent pas moins tout le prix de ses heureux efforts, et toute la justice des applaudissemens dont ils ont été couronnés.

IV. C’est dans ces circonstances, et après toutes les innovations déjà tentées ou hasardées dans notre musique, que les bouffons ont reparu pour la seconde fois sur notre théâtre ; ils ont fourni à la plume éloquente de Rousseau, déjà exercée à nous dire des vérités dures, une occasion bien favorable de nous instruire et de nous maltraiter. On peut juger s’il a été écouté patiemment. Il a soutenu presque seul, comme ce fameux Romain, les attaques de l’armée française, animée et réunie contre sa lettre et contre sa personne. Cette armée, il est vrai, n’était guère composée que de troupes légères ; mais si elles ne portaient pas à leur ennemi des coups bien redoutables, elles faisaient contre lui presque autant de bruit que la musique qu’elles défendaient. Ses complices, car la musique italienne lui en avait donné, avaient aussi leur part, quoique plus faiblement, aux traits qu’on lançait au hasard contre le philosophe de Genève. L’Encyclopédie, dont les principaux auteurs avaient le malheur