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PORTRAIT

nom de très-bonne heure. Cette facilité lui a laissé le temps de cultiver encore les belles-lettres avec quelque succès ; son style, serré, clair et précis, ordinairement facile, sans prétention quoique châtié, quelquefois un peu sec, mais jamais de mauvais goût, a plus d’énergie que de chaleur, plus de justesse que d’imagination, plus de noblesse que de grâce. Livré au travail et à la retraite jusqu’à l’âge de plus de vingt-cinq ans, il n’est entré dans le monde que fort tard, et ne s’y est jamais beaucoup plu ; jamais il n’a pu se plier à en apprendre les usages et la langue, et peut-être même met-il une sorte de vanité assez petite à les mépriser : il n’est cependant jamais impoli, parce qu’il n’est ni grossier ni dur ; mais il est quelquefois incivil par inattention ou par ignorance. Les complimens qu’on lui fait l’embarrassent parce qu’il ne trouve jamais sous sa main les formules par lesquelles on y répond : ses discours n’ont ni galanterie ni grâce ; quand il dit des choses obligeantes, c’est uniquement parce qu’il les pense, et que ceux à qui il les dit lui plaisent. Aussi le fond de son caractère est une franchise et une vérité souvent un peu brutes, mais jamais choquantes. Impatient et colère jusqu’à la violence, tout ce qui le contrarie, tout ce qui le blesse, fait sur lui une impression vive, dont il n’est pas le maître, mais qui se dissipe en s’exprimant : au fond il est très-doux, très-aisé à vivre, plus complaisant même qu’il ne le paraît, et assez facile à gouverner, pourvu néanmoins qu’il ne s’aperçoive pas qu’on en a l’intention ; car son amour pour l’indépendance va jusqu’au fanatisme, au point qu’il se refuse souvent à des choses qui lui seraient agréables, lorsqu’il prévoit qu’elles pourraient être pour lui l’origine de quelque contrainte, ce qui a fait dire avec raison à un de ses amis, qu’il était esclave de sa liberté.

Quelques personnes le croient méchant, parce qu’il se moque sans scrupule des sots à prétention qui l’ennuient ; mais, si c’est un mal, c’est le seul dont il est capable : il n’a ni le fiel ni la patience nécessaires pour aller au-delà, et il serait au désespoir de penser que quelqu’un fût malheureux par lui, même parmi ceux qui ont cherché le plus à lui nuire. Ce n’est pas qu’il oublie les mauvais procédés ni les injures, mais il ne sait s’en venger qu’en refusant constamment son amitié et sa confiance à ceux dont il a lieu de se plaindre.

L’expérience et l’exemple des autres lui ont appris en général qu’il faut se défier des hommes ; mais son extrême franchise ne lui permet pas de se défier d’aucun en particulier : il ne peut se persuader qu’on le trompe ; et ce défaut (car c’en est un, quoiqu’il vienne d’un bon principe) en produit chez lui un autre