Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/27

Cette page n’a pas encore été corrigée
xvii
DE D’ALEMBERT.

peuple ; mais il montrait quelque doute sur l’orthodoxie de ses pasteurs, et regrettait que la proscription prononcée par Calvin contre les spectacles, fût encore respectée.

Il était en effet singulier que les pasteurs genevois, ou leurs protecteurs, prétendissent au droit d’empêcher des citoyens libres de se livrer à un amusement qui n’a rien de contraire aux droits des autres hommes. Cette liberté était le seul objet de la réclamation de d’Alembert ; il ne proposait point de sacrifier une partie du trésor public pour dissiper l’ennui qui poursuit les gens oisifs, et de faire payer par une nation libre les plaisirs de ses chefs ; mais il croyait que, puisque les hommes ont besoin d’amusement, un plaisir dont le goût, même excessif, n’expose point au risque de perdre ou sa fortune, ou son temps, ou sa santé ; un plaisir qui exerce l’esprit, donne le goût de la littérature, et peut, s’il est bien dirigé, inspirer des vertus ou détruire des préjugés, devait mériter quelque indulgence, ou même quelque encouragement. Rousseau combattit l’opinion de d’Alembert avec beaucoup d’éloquence et de chaleur ; cet écrit contre les théâtres, composé par un auteur qui avait fait une comédie et un opéra, eut en France un succès prodigieux, surtout parmi les gens du monde qui fréquentent le plus les spectacles ; il semblait que, pour y aller avec plus de plaisir, ils avaient attendu à être bien sûrs de ne pouvoir retirer aucune utilité réelle. D’Alembert répondit à la lettre de Rousseau, et nous avouerons sans peine que sa réponse eut moins de succès ; et c’est dans toute dispute, le sort des ouvrages dont l’auteur sachant éviter les deux extrêmes, garde ce juste milieu où se plaît la vérité. Les ennemis de d’Alembert espérèrent un moment que sa querelle avec les pasteurs genevois laisserait quelques doutes sur la pureté de sa conduite, mais ils virent bientôt que cette espérance n’était pas fondée, et la dispute fut oubliée.

Pendant que les éditeurs de l’Encyclopédie s’occupaient à rendre ce livre plus digue de son succès ; que les défauts qu’on avait reprochés aux premiers volumes s’effaçaient de plus en plus ; que les hommes les plus éclairés s’empressaient d’y contribuer, ce même ouvrage essuyait une sorte de persécution. Les deux partis qui avaient long-temps partagé l’Église de France, étaient alors dans le moment où la chute de l’un d’eux, devenue inévitable, allait entraîner l’autre avec lui : l’Encyclopédie gardait entre eux une neutralité absolue, et tous deux se réunirent contre elle ; des libelles enfantés par des écrivains incapables de l’entendre ou d’en profiter, persuadèrent à des hommes puissans que ce livre pouvait être dangereux pour la nation, ou du moins pour eux-mêmes. L’accusation d’impiété avait cessé d’être effrayante, à force d’avoir été prodiguée ; on fit du mot d’encyclopédiste et de philosophe, le nom d’une secte à laquelle on imputa le projet de détruire la morale et d’ébranler les fondemens de la paix publique ; tous ceux qu’on marquait de ces noms, devaient être nécessairement de mauvais citoyens, parce qu’alors la France était ennemie d’un roi philosophe, qui, juste appréciateur du mérite, avait donné des témoignages publics d’estime à quelques uns des auteurs de l’Encyclopédie.

Cette guerre littéraire (qui eut l’honneur de faire quelquefois ou-