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séquemment sans argent, j’ai disposé de quelques pièces d’or que j’avais mises en réserve (dans le but alors de balancer mon règlement de compte avec le Bien-être Social) et j’ai, avec cet or payé l’impression de mon dernier numéro. Veuillez en informer le citoyen Beaujoint qui m’approuvera, je n’en doute pas, d’en avoir agi ainsi puisque le B.E.S., mon fraternel créancier, avait cessé de paraître. Assurez le citoyen Beaujoint de ma sincère sympathie pour l’ancien rédacteur du B.E.S. ; serrez lui cordialement la main de ma part, et dites lui que je souhaite ardemment qu’il puisse trouver moyen de fonder une nouvelle feuille, et de combler ainsi le vide fait dans la. propagande socialiste par la disparition de l’organe qu’il rédigeait. Je ne connais personnellement ni lui ni vous, citoyen Vésinier, mais il ne serait pas impossible que j’allasse au printemps vous rendre visite. C’est du moins mon intention de me rapprocher de France si je peux trouver une occasion de partir à bord d’un vapeur sans bourse délier, car pour me procurer l’argent du passage, il n’y faut pas songer. J’irais d’abord en Belgique et s’il était possible je pousserais jusqu’en Suisse. Je suis las de vivre ici en ermite au milieu de la foule : il me semble que je trouverais plus d’affinités de pensées dans les contrées où l’on parle français. J’ai la nostalgie, non pas du pays où je suis né, mais du pays que je n’ai encore entrevu[e] [qu’en rêve, la terre promise, la terre de liberté au delà de la mer rouge... Vous le voyez, comme je voudrais fuir le sol où le destin du moment m’enchaîne, courir à la recherche du bonheur sur un autre continent…. Pauvres premiers socialistes que nous sommes ! hommes déclassés dans la civilisation chrétienne, nous nous remuons comme des intelligences en peine, espérant toujours trouver un coin où nous serons moins en dehors de notre sphère naturelle, et ce coin nous ne pouvons le trouver parce qu’il n’est pas de ce monde, c’est à dire de ce siècle !

Je ne sais si cette lettre vous parviendra attendu que la police peut la confisquer en route. Mais si elle vous arrive, essayez de ce moyen économique pour me répondre : écrivez en crayon entre les lignes d’un journal et mettez le journal sous bande à mon adresse. J’en ferai autant de mon côté.

Vous savez que je suis colleur de papier et peintre en bâtiment. Si vous pouvez me renseigner sur les chances que j’aurais de trouver ou non du travail à Genève où à Bruxelles, j’attends de vous ce petit service. Je sais que le travail est bien moins payé en Europe qu’en Amérique, mais j’y trouverais peut-être [p. 6] plus facilement de l’ouvrage, attendu qu’ici je suis par mon ignorance de la langue contraint de travailler exclusivement pour des patrons français et qu’ils ne sont ni les plus nombreux, ni les moins exploiteurs. Si je quittais l’Amérique avant d’avoir reçu une réponse de vous, je vous le ferais savoir par le moyen indiqué.

Calvat se joint à moi pour vous donner la poignée de main et le salut fraternel.


Joseph Déjacque

PS. 27 février.

— Le libraire qui avait promis une réponse vient de se prononcer négativement. Il n’y a pas là compter sur l’Amérique pour l’écoulement de vos éditions.