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faute du savoir nécessaire pour fouiller dans les publications en langue du pays. Il y a même des numéros du Courrier relatifs à ses derniers moments qui manquent à la collection que je vous envoie, celui autre où il est mention des paroles que Brown prononça dans son cachot pour répudier le concours des prêtres. La Revue de l’Ouest ne les a pas rapportées.

John Brown était une de ces natures très développées sous le rapport du sentiment, mais chez qui la connaissance était plus bornée. S’il faut en croire les journeaux [sic] civilisés, (et tous en Amérique le sont, soit qu’ils appartiennent à une nuance ou à une autre), il croyait encore en Dieu dans le ciel et une constitution sur la terre. Son Dieu et sa constitution, certainement il les voulait le meilleur possible ; mais la vérité est qu’il en était encore là. Après sa condamnation et les traitements ignobles qui la précédèrent et la suivirent, il fut assez chrétien pour pardonner à ses assassins et les remercier de leurs brutales offenses qu’il eut la magnanimité ou la faiblesse d’esprit de qualifier de ‘‘bons procédés’’. Sans doute quelque lâche et traître ami lui avait soufflé ces déplorables paroles, car en toute autre circonstance, depuis les premières audiences jusque sur la trappe du gibet, il s’est montré ferme et intelligent, digne enfin de son passé et de la grande cause pour laquelle il s’immolait. Si vous le mettez en scène, expliquez bien ce léger moment d’égarement par la trop grande bonté de son coeur, par son évangélique douceur. N’oubliez pas que c’est après sa condamnation et par pure charité ou courtoisie qu’il s’exprima ainsi. Avant il n’avait jamais parlé à ses inquisiteurs que comme un ennemi, vaincu, mais indomptable et fier devant ses lâches et sanguinaires vainqueurs ; enfin que s’il a commis là un péché, c’est par excès de coeur et non par manque de coeur. Il y a chez ce glorieux martyr assez de grandes et belles pensées à mettre [en] évidence pour que ce reste de christianisme ne fasse pas ombre sur le tableau et n’en obscurcisse la lumière. Le fait de cette mère esclave avec ses enfants pour l’accompagner en guise de confesseur, est une de ces originalités touchantes qui témoignent à la fois d’un grand et doux coeur, d’un libre et intelligent cerveau. Son impassible et vaillante fermeté à l’heure de la mort, sur le chemin et la place du supplice, atteste assez tout ce qu’il y avait de saint et de généreux dans le sang qui coulait dans les veines de ce robuste vieillard ; tout ce qu’il y avait de force, de convictions sous la mamelle et le crâne de cet audacieux humanitaire.

Maintenant vous savez sans doute que la Revue de l’Ouest [p. 5] publie en feuilleton les Mystères du Peuple, c’est encore une raison pour que vous n’en puissiez trouver le placement en volume ici. D’ailleurs dans le prolétariat l’argent est rare, et chez le patriciat il n’est pas destiné à des publications de ce genre ; 5 francs le volume, à vrai dire, me parait un prix bien élevé pour un ouvrage qui devrait être vendu au meilleur marché possible.

J’ai définitivement cessé la publication du Libertaire[1], personne ne voulant plus y souscrire. Et comme je suis sans travail et con-

  1. Le dernier numéro du Libertaire (No. 27) était daté du 4 février 1861. Le numéro consiste presque entièrement en un grand article de Déjacque: ,,La question américaine”.