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et exotiques sont pour moi plus déserts que les forêts de l’Ouest, peuplés d’arbres et de rochers ; je serais moins seul, je crois, dans ces vastes solitudes que dans cette cité populeuse, pépinière d’hommes et de femmes américanisées. Je le dis avec plus d’humilité que de morgue, (car enfin ces idiots sont mes frères, ils sont pétris de la même argile dont je suis pétri) ici, sauf de rares exceptions, je ne fréquente personne avec plaisir, et personne n’aime sérieusement ma fréquentation.

Tous ceux qui mettent le pied sur le sol américain s’abrutissent en peu de temps, s’ils ne le sont déja avant d’y venir, les uns en sacrifiant un Dieu Plutus, les autres en sacrifiant un Dieu Bacchus, le plus souvent en sacrifiant à tous les deux. Bien clairsemés sont ceux qui conservent en leur cerveau et en leur coeur, en leur conscience, la religion de l’Humanité. Vous tous qui êtes en Europe, restez-y ; c’est le mieux que vous puissiez faire ; il n’est pas possible qu’il soit plus horrible d’y vivre qu’en Amérique. En changeant de continent vous ne feriez, comme St. Laurent, que vous retourner sur le gri[l]s. Le Nouveau-Monde n’est pas la société nouvelle, et les hommes de progrès y sont autant sinon plus martyrs que partout ailleurs. Il n’y prospère que l’esprit de conservation civilisationnelle, les idées de pacotille politique et religieuse importées du vieux monde. En fait d’institutions comme en fait de modes, l’Amérique reçoit le ton, elle ne le donne pas ; elle est toujours en retard d’une année ou d’un siècle avec la fashion ou la Révolution européenne.

Ce préambule vous di[ra que je] ne suis guère à même de vous bien renseigner sur les différentes choses que vous me demandez. D’abord en ce qui concerne la librairie, ne sachant pas parler anglais, j’avais chargé un nommé Debuchy, de Lille, proscrit de Xre [décembre], de voir les libraires…[1]

Quant à l’affaire de Librairie, les libraires de New York auraient répondu négativement. Cependant j’ai chargé quelqu’un autre de s’en occuper. C’est un jeune homme nommé Gérard, ancien correspondant du Libertaire à Londres ; il habite New York maintenant et un libraire qu’il a vu doit rendre réponse. Je vous la donnerai en postcriptum, La crise ne rend pas les circonstances favorables. Les lecteurs français sont en petit nombre. Il n’y aurait que des primeurs, comme Les Misérables, je suppose, qu’auraient quelque chance de s’écouler, et encore. D’ailleurs comme vous devez le penser, les libraires d’ici ont des arrangements faits avec les éditeurs de France. Les nouveautés une fois reçues, la contrefaçon arriverait trop tard.

J’en aurais bien parlé tout d’abord à Tassillier pour qu’il s’en occupât, bien qu’il parle peu anglais. Mais lui aussi m’était suspect. Ce n’est pas, je me hâte de le dire, que j’aie aucune preuve qu’il appartienne à la Compagnie de Jésus, au contraire, il parait qu’il s’est toujours bien comporté à Cayenne, ces co-évadés lui rendent cette justice, mais il a des allures tout à fait jésuistiques ; il est de l’école des conspirateurs de la Veille (c’est à dire de la Vieille), de cette souche d’agitateurs plus politiques que socialistes, plus raids qu’énergiques, plus poseurs qu’imposants.

  1. Ici suit un long passage sur la possibilité d’avoir à faire à un mouchard.