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un séjour de liberté. Il y existe bien, comme sur le vieux continent un séjour de liberté. Il y existe bien, comme sur le vieux continent, des éléments révolutionnaires, mais à l’état latent et parcellaire. Les hommes d’un libertarisme militant y sont en infime minorité. John Brown, une de ces courageuses exceptions, fut comme vous le savez, pendu aux applaudissements des esclavagistes, et, ce qui est plus triste encore, renié par la grande majorité du parti qui passe pour abolitionniste[1]. Ce n’est pas d’ici que surgira le mouvement révolutionnaire socialiste; c’est l’Europe qui donnera le branle à l’Amérique. Alors seulement elle sortira de son crétinisme politique et religieux et s’initiera à la Science sociale. L’Amérique est littéralement une nation d’épiciers, de boutiquiers en gros et en détail qui n’ont dans la tête et dans le coeur qu’une seule chose, le commerce, l’exploitation. La foi politique comme la foi religieuse de chacun n’est qu’une marchandise dont il spécule au profit de ses intérêts mercantiles. Il n’y a chez l’Américain qu’un sentiment, celui de sa vénalité et de la vénalité des autres ; ce sentiment est l’ivraie qui étouffe en lui toute grande idée. Je ne connais pas la langue de ce pays, je ne sais ni la parler, ni l’écrire, ni la lire ; c’est un peu ma faute, mais c’est aussi beaucoup la faute de ses habitants. La répulsion, qu’ils m’inspirent est si puissante et l’attraction si faible qu’il m’est impossible d’étudier cette langue en Amérique. Je l’apprendrai bien plutôt à distance, en Suisse ou en Belgique. De loin j’apercevrais peut-être quelque qualité qui m’attirerait vers ce peuple ; de près je ne vois rien dans toute son infinie personne qui ne me repousse. Parlât-il le français que je serais tout aussi embarrassé pour le comprendre et me faire comprendre de lui. Les rues de New York, plantées de passants indigènes


1)

    française” de AIT. et dans les querelles de l’émigration. Après l’amnestie de 1880 il rentra en France. Il publiait deux livres sur la Commune: Histoire de la Commune de Paris (Londres 1871) et Comment a péri la Commune (Paris 1892).

  1. John Brown (1800-1859) fut pendu le 2 décembre 1859 après le raid manqué sur Harper’s Ferry. Déjacque écrivit dans le Libertaire sur ,,l'insurrecteur martyr”: ,John Brown est le spartacus qui appelait les modernes ilotes à briser leurs fers, les noirs à prendre les armes”. Il fut le premier martyr pour la cause de la libération des nègres. Par son action il convertit des milliers de la nécessité de l’abolition de l'esclavage. Après avoir été condamné à mort il déclarait: ,,I pity the poor in bondage that have none to help them; that is why I am here; not to gratify any personal animosity, revenge or vindictive spirit. It is my sympathy with the oppressed and the wronged; .. you maÿ dispose of me easily, but this question is still to be settied — the negro question — the end of that is not yet.”

    L'Initiative héroïque de Brown produisit un grand retentissement parmi les révolutionnaires en Europe. Encore en 1867 le journal La Coopération ouvrit une subscription pour offrir une médaille à la veuve de John Brown, comme avaient fait les abolitionistes français pour la veuve d'Abraham Lincoln. Elisée Reclus publiait dans La C’oo- pération (14.7./67) un article sur John Brown pour supporter la sub- scription. Vésinier publiait un livre sur John Brown intitulé: Le Mar- tyr de la Liberté des Nègres ou John Brown, le Christ des Noirs. Ber- lin, Bruxelles, 1864. 403 p.