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Une grosse poignée de louis éclairait le fond de sa poche, il en fit miroiter deux dans le creux de sa main et dit, juste au moment où la voiture passait devant le café Durand :

— Si nous offrions une consommation à notre ami Larcher.

— Excellente idée, approuva le père.

— Bravo, dit Calixte en se penchant dehors pour crier au cocher d’arrêter.

Tous descendirent, on fit flamber un punch, la flamme bleue et rouge les faisait rire. :

— Symbole d’alliance, observa Raynaut.

— Sang bleu et sang rouge, expliqua Calixte tandis qu’Annette, le petit doigt levé, avalaientavalait gentiment par petites gorgées le liquide brûlant.

Cependant ces mots lui arrachèrent un soupir, elle revit Dominique si beau, si amoureux, si fier de son beau nom guerrier d’Auteroche, illustré au champ de bataille, sous Louis XIV, par leur commun aïeul ; mais elle jeta un regard sur la chaussée, où les deux trotteurs russes secouaient leurs chaînes nickelées, elle pensa au château de Sonas où elle était née, qu’elle rendrait ainsi aux siens, et son soupir s’acheva en un reconnaissant sourire adressé au propriétaire de tant de biens !

La mère avait compris le souci de son enfant, elle lui pressa la main, et, pendant que les hommes achevaient de boire, elle glissa ces mots à l’oreille de sa fille bien-aimée, lui montrant Larcher :

— Que de qualités il résume, ma chérie : riche, bien pensant, foncièrement religieux et honnête. Il relève notre maison par sa fortune, il devient le soutien de notre belle cause. Notre parti doit savoir accomplir des sacrifices pour gagner des prosélytes à nos idées. Le roi pensait que la noblesse devait parfois s’incliner vers le peuple, le gagner par sa bonté bienveillante, c’est une belle consolation, je t’assure, que d’assurer la paix et l’avenir des siens, de gagner une influence à notre petite caste si clairsemée aujourd’hui, hélas !

Annette n’avait garde de protester, elle était brisée de fatigue et de sommeil, ses idées se faisaient confuses ; elle eut tout promis à cette heure pour la joie de se glisser entre les draps frais dans son petit lit douillet. Elle supplia qu’on lui permit de rentrer.

Aussitôt Larcher offrit son bras à la baronne, suivie de sa fille, et donna l’ordre au cocher de reconduire ces dames. La voiture viendrait ensuite attendre ces messieurs, place de la Madeleine.

Quand il eut lui-même ouvert la portière à l’exclusion du valet de pied, il rangea la robe d’Annette, s’inclina profondément avec la courtoise aisance d’un gentilhomme et revint joindre ses nouveaux amis.

Calixte expliquait à son père l’emploi de sa soirée.

— Je dois partir la semaine prochaine ; Lieben et Cortinghen déposent demain leur premier versement en banque au nom de Hougonet, qui leur vend son brevet ; moi d’abord, je touche ma remise et je suis nommé directeur de l’affaire. Je gagne des mensualités, maman et Annette viennent loger chez moi au bon air du lac allemand, et toi, dans tes vacances, père, tu viendras me visiter.

— Mais, objecta Larcher, il me semble que je suis bien oublié moi ? Et la promesse de passer l’été à Sonas.

— C’est trop juste. Nous Laisserons Calixte s’installer, et pendant ce temps je demeurerai à Sonas avec la baronne et Annette.

— Vous ne sauriez croire comme vous me rendez heureux, mon cher baron.

Le baron n’en doutait nullement. S’installer avec tous les siens chez son acquéreur, continuer à vivre comme par le passé — moins les notes à payer — au château de Sonas, lui semblait une faveur réelle accordée à ce brave homme de Larcher qu’il fallait bien habituer à la campagne, mettre au courant des fermes, des terres, des revenus, présenter au voisinage, qui, sous pareille égide, l’accueillerait, sinon en égal, du moins avec tolérance, puisqu’il embrassait si pleinement la bonne Cause, y sacrifiait son immense fortune, il est vrai sans savoir grand’chose des principes qu’il se mettait tout à coup à défendre si violemment ;