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lestés, bons à lancer dans cette mer mouvante de monde riche.

Maintenant on arrivait par bandes, les salons s’emplissaient. Sur le seuil, ils eurent la satisfaction de croiser leur père, dont la pensée se tendait ainsi que la leur l’instant d’avant, vers le parfum des viandes froides et des boissons appétissantes ; il venait là comme un limier sur le gibier.

— Allez donc saluer Sa Majesté, insinua le baron en passant près de ses fils ; elle daigne vous attendre, elle a été parfaite pour moi.

La joie le creusait encore ; il riait aux pièces montées, aux pyramides de sandwichs ; il s’avança plein d’aise, les mains avides…

À l’autre bout de la table, isolée sous les plantes vertes, Annette démolissait de ses fines dents blanches une montagne de petits pains au foie gras, tandis que devant elle, avec un sourire de satisfaction admirative, Dominique D’Auteroche lui tendait une coupe pleine de champagne.

— C’est que, expliquait-elle simplement, nous n’avons pas dîné du tout ; père est rentré tard de la Chambre, nous sommes venus tôt ici et, ajouta-t-elle, pouffant de rire, la bouche pleine, chez nous, on aurait dû danser devant le buffet.

— Bah ! mon oncle a la confiance robuste ; il eût sans doute employé le moyen de saint Dominique, mon patron.

— Qu’est-ce qu’il faisait, votre patron ?

— Eh bien, quand il avait inventé une fondation nouvelle et que ses religieux ne trouvaient rien à se mettre sous la dent à l’heure du repas, il les mettait à table malgré l’absence de provisions, il récitait le bénédicité et leur foi à tous était telle… que des anges venaient les servir.

— Oh ! nous aurons encore l’occasion d’exercer votre recette, mon cousin. Alors, votre régiment est venu à Paris ?

— Presque. Nous sommes à Vincennes. C’est moi qui ai été content quand j’ai vu qu’on nous envoyait là, tout près de vous, ma chère Annette.

— Moi aussi, j’en suis ravie, cousin… et pourtant…

— Quoi ?

— Mon Dieu, Dominique, vous savez bien ce dont tous deux nous sommes tombés d’accord aux dernières vacances dans le parc de Sonas.

— Ah oui ! mais je garde toujours un espoir, moi, une idée d’imprévu.

Et puis enfin, Annette, nous ne parlions guère sérieusement.

— Comment ! mais sérieusement et sagement, raisonnablement, ainsi que la vie à tous nous l’a imposée ; je vous disais :

Dominique, nous nous aimons, nous pourrions nous marier ensemble et jouir du parfait bonheur, seulement nous sommes pauvres, moi surtout, qui n’ai pas la ressource d’être lieutenant d’artillerie ; alors, comme il faut vivre, nous devrons contracter chacun une union très riche, très roturière aussi, bref, vendre notre nom, nos alliances, mais lâcher du coup la misère.

Et vous m’approuviez, cousin.

— Oui, soupira le jeune homme, il faudra se rendre : reste à savoir si la vie matérielle vaut ce prix-là.

— S’il ne s’agissait que de soi, ce serait discutable, mais il y a derrière nous la famille à soutenir. Ainsi père me pousse à…

— Oh ! mon Dieu !

— Rien n’est conclu, mais notre acquéreur de Sonas a bien envie de tout acheter, le château et…

— Le nouvel acquéreur de Sonas, Larcher ! l’ancien marchand de bicyclettes, un parvenu d’hier, un veuf…

— Un millionnaire aussi ; il n’a pas liardé dans l’acquisition, il a payé quinze cent mille francs une terre qui ne rapporte pas quarante mille francs de rente.

— Qu’est-ce que cela vous fait puisque les hypothèques dépassent encore de six cent mille francs le prix de vente.

— Rien, évidemment, cela ne met pas un louis dans notre caisse béante, je voulais seulement constater la générosité du bonhomme.

— Mais il est vieux.

— Non, trente-sept ans.

— Ma parole, on dirait que vous le défendez.

Elle éclata de rire.

— Jaloux ! Voyons, puisqu’on ne peut jamais se marier tous deux.

— Qui sait, si je donnais ma démission je ne serais plus tenu à épouser la dot obligatoire.