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mais tout simplement parce qu’il aimait Annette et restait profondément flatté de mettre ses millions de marchand de bicyclettes aux pieds de la jolie patricienne. Entre ses petites mains blanches, le bon Larcher redevenait comme jadis ses pères, taillable et corvéable à merci.

En amoureux flatté, emballé par sa propre générosité, il y allait de tout cœur continuant :

— Et vous serez tout à fait chez vous, vous commanderez, vous inviterez, vous disposerez de ce qui m’appartient, trop heureux si vous me permettez de vous l’offrir.

— Comment donc, j’accepte, nous rétablirons la meute, nous chasserons dans tout le pays en automne, et puis Annette adore de monter à cheval, il faudra lui faire venir un poney d’Angleterre.

— Oh ! tout de suite.

— Avec son palefrenier et sa provision d’avoine pour ne pas changer le cheval d’habitude.

— Bien entendu, approuva Larcher, qui eût accepté la transplantation de la tour Eifel à Sonas.

Leur joie devenait de l’attendrissement ; ils vidèrent le bol, et, la tête pleine de rêves, ils reprirent la voiture.

— À propos, Larcher, dit le baron, quelques minutes plus tard, en descendant à sa porte, venez dîner demain chez moi ; je vous présenterai au cercle.

L’industriel exultait d’aise, se croyait lui-même fils de preux ; il ne sut que balbutier une acceptation.

Et les chevaux reprirent leu trot indifférent, délestés des vieilles souches.

Le dîner du lendemain fut exquis, la baronne s’entendait merveilleusement à l’ordonnance d’un fin petit repas ; le matin même Raynaut avait jeté sur les genoux de sa mère, sans les compter, sa poignée de louis et, l’esprit soulagé, tous maintenant jouissaient de la paix, de la sécurité du présent.

Aucun parmi les membres de cette famille bénie n’avait l’âme morose ; d’abord entre eux ils s’adoraient, la bonne fortune, l’aubaine inattendue était partagée, parents et enfants vivaient sur un pied de camaraderie, d’entente, d’affection réciproque. Ils comptaient sur le bon Dieu comme sur un infaillible ami qui jamais ne les laisserait dans la peine, et, de fait, malgré leur détresse, leur manque absolu de fonds de réserve, ils avaient toujours trouvé un refuge, une aide, un moyen de vivre au jour le jour.

La bonne moitié des appointements du père cependant était saisie, mais il restait les partisans, les confrères en politique et puis cette union fraternelle de la noblesse qui se soutient, se pousse, garde un degré de parenté jusqu’au trentième lignage.

Larcher était bien un peu dépaysé dans ce milieu absolument nouveau pour lui ; de loin, quand il vendait ses excellentes machines le plus cher possible, quand il édifiait les bases de sa rapide fortune, il représentait les nobles comme de grands personnages, sérieux, gourmés, pontifiant sans cesse.

Il avait lu des histoires où les enfants disaient « madame » à leur mère et baisaient la main de leur père une fois par semaine, le dimanche, avant de partir à la grand’messe ; à présent il voyait Annette tirer la grande longue barbe paternelle, il voyait Raynaut mettre de gros baisers sur les joues roses de sa mère en disant avec la conviction de la tendresse :

— Toi, maman, tu es toujours la plus jolie partout, et il s’aperçoit que dans les salons bourgeois, on est dix fois poseur comme au noble faubourg, que la gaîté y jaillit dénuée de la même franchise, qu’on y lance des idées osées sous des mots convenables, qu’on y déchire le prochain et qu’en affirmant ne pas l’envier, on y jalouse ferme la caste privilégiée, à preuve que tous ceux qui le peuvent, arrangent leur nom, l’allongent de celui de leur lopin de terre.

Après le café, on apporta les cartes, c’était l’habitude : père, mère, enfants, s’amusaient toujours autant à leur éternel jeu de bezigue, sans se lasser de leur intimité sans variété d’étrangers, de leurs mots connus, de leurs gestes toujours les mêmes et sans cesse applaudis. D’en bas on les entendait rire, le père interrompait comme à la tribune, avec des intonations gouailleuses, de grands mouvements.

Toute cette expansion gagnait Larcher, il admirait le joli rire perlé d’Annette, son aisance, sa parfaite confiance en elle-même, en les siens ; rien ne pouvait troubler la sûreté de son aplomb calme sans hardiesse.

(À suivre.) RENÉE D’ABLANCOUR