je vis ma voiture et ma vie confiées à un bambin de dix ans, je protestai contre une telle imprudence ; mais mon feldjæger m’assura que c’était l’usage, et comme sa personne était exposée autant que la mienne, je crus ce qu’il me disait ; et nous partîmes au galop de nos quatre chevaux, dont l’ardeur sau-
formulé d’avance : rien en elle n’annonçait la contrainte, et tout avait
le charme de l’imprévu : mère, fille, sœur, amie excellente, elle
n’employait sa vie qu’à faire du bien aux personnes qui lui étaient
chères, et loin de se vanter de tant de dévouement, elle était la
dernière à s’apercevoir des sacrifices qu’elle faisait ; elle en obtenait
le prix sans le demander ; enfin on pardonnait en elle ce
qu’on hait dans les autres : la jalousie ; elle était jalouse… mais seulement
des affections et jamais des avantages ; cette inquiétude
exempte d’exigence et de vanité désarmait les cœurs les plus fiers
et les attachait sans les révolter : l’envie inspire le mépris, la jalousie telle qu’elle l’éprouvait mérite la compassion.
Voilà ce qu’était la femme à qui j’écrivais cette lettre au moment d’entrer à Moscou ; celui qui m’aurait dit alors qu’avant de la
publier j’y ajouterais une si triste note, m’aurait découragé pour
tout le reste du voyage.
Elle était si aimée, si vivante, qu’on ne peut croire à sa mort,
même en la pleurant. Elle revit dans tous nos souvenirs ; chacun de
nos plaisirs, chacune de nos peines la font renaître dans notre imagination,
et désormais notre vie ne sera qu’une continuelle évocation
de cette vie que nous n’eussions jamais dû voir s’éteindre.
Ce n’est pas moi seul que je désigne ici par ce mot nous, je parle
pour tous ceux qui l’ont aimée, c’est-à-dire bien connue, pour sa
famille, surtout pour sa mère qui lui ressemble, et je suis assuré
que malgré la distance qui nous sépare en ce moment, ils retrouveront
une partie de leurs sentiments dans l’expression des miens.