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Pour raconter les mauvaises choses, l’ignorance trouve certaines paroles innocentes, qui échappent à des esprits avertis, comme nous le sommes ; et la pruderie des temps actuels, si elle n’est respectable, est au moins redoutable. La vertu rougit, mais l’hypocrisie rugit ; c’est plus effrayant.

Le chef de la troupe des débauchés qui campent à l’auberge de***, car on ne peut dire qu’ils y logent, est doué d’une si parfaite élégance, son air est si distingué, sa tournure est si agréable, il a tant de bon goût jusque dans ses folies, tant de bonté se peint sur son visage, tant de noblesse perce dans son maintien, et jusque dans ses discours les plus audacieux, enfin il a si bien l’air d’un mauvais sujet de grande maison, qu’on le plaint plus qu’on ne le blâme. Il domine de très-haut les compagnons de ses excès ; il ne paraît nullement fait pour la mauvaise compagnie, et l’on ne peut s’empêcher de le plaindre et de prendre intérêt à lui, quoiqu’il soit en grande partie responsable des écarts de ses imitateurs ; la supériorité, même dans le mal, exerce toujours son prestige ; que de talents, que de dons perdus ! pensais-je en l’écoutant…

Il m’avait engagé pour aujourd’hui à une partie de campagne qui doit durer deux jours. Mais je viens d’aller le trouver à son bivouac pour me dégager.

J’ai prétexté la nécessité d’avancer mon voyage à Nijni, et il m’a rendu ma liberté.