Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 3, Amyot, 1846.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le mot cité par l’abbé de Pradt, et pourtant avéré, donne, ce me semble, la mesure de ce qui peut entrer de cruauté dans l’ambition désordonnée d’un soldat : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas ! » s’écriait à Varsovie le héros sans armée. Eh quoi ! dans ce moment solennel, il ne pensait qu’à la figure qu’il allait faire dans un article de journal !… Certes, les cadavres de tant d’hommes qui périssaient pour lui n’étaient rien moins que ridicules ! la colossale vanité de l’Empereur Napoléon pouvait seule être frappée du côté moquable de ce désastre, qui fera trembler les nations jusqu’à la fin des siècles, et dont le seul souvenir rend depuis trente ans la guerre impossible en Europe. S’occuper de soi dans un moment si solennel, c’est pousser la personnalité jusqu’au crime. Le mot cité par l’archevêque de Malines est le cri du cœur de l’égoïste, un instant maître du monde, mais qui n’a pu l’être de soi. Un pareil trait d’inhumanité, dans un pareil moment, sera noté par l’histoire lorsqu’elle aura pris le temps de devenir équitable.

J’aurais voulu pouvoir relever devant moi la décoration de cette scène d’épopée, le plus étonnant événement des temps modernes : mais tous s’efforcent ici de faire oublier les grandes choses : un peuple esclave a peur de son propre héroïsme, et dans cette nation d’hommes naturellement et nécessairement