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l’homme, elle ne l’a pas rapetissé. Il porte parfois la bassesse jusqu’à l’héroïsme ; il n’est pas bon, mais il n’est pas mesquin : c’est aussi ce qu’on peut dire du Kremlin. Cela ne fait pas plaisir à regarder, mais cela fait peur. Ce n’est pas beau, c’est terrible, terrible comme le règne d’Ivan IV.

Un tel règne aveugle à jamais l’âme humaine chez la nation qui l’a subi patiemment jusqu’au bout : les derniers neveux de ces hommes, stigmatisés par les bourreaux, se ressentiront de la prévarication de leurs pères : le crime de lèse-humanité dégrade les peuples jusque dans leur postérité la plus reculée. Ce crime ne consiste pas seulement à exercer l’injustice, mais à la tolérer ; un peuple qui, sous prétexte que l’obéissance est la première des vertus, lègue la tyrannie à ses neveux, méconnaît ses propres intérêts ; il fait pis que cela, il manque à ses devoirs.

L’aveugle patience des sujets, leur silence, leur fidélité à des maîtres insensés sont de mauvaises vertus : la soumission n’est louable, la souveraineté vénérable qu’autant qu’elles deviennent des moyens d’assurer les droits de l’humanité. Quand le Roi les méconnaît, quand il oublie à quelles conditions il est permis à un homme de régner sur ses semblables, les citoyens ne relèvent plus que de Dieu, leur maître éternel, qui les délie du serment de fidélité au maître temporel.