Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 3, Amyot, 1846.djvu/134

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

versement de la nature, ces illusions de l’esprit dont la cause était matérielle, ce jeu d’optique appliqué au mécanisme des idées, ce déplacement de la vie, ces songes volontaires étaient prolongés par les chants monotones des hommes qui conduisaient mes chevaux ; tristes notes semblables aux psalmodies du plain-chant dans nos églises, ou plutôt aux accents nasillards des vieux juifs dans les synagogues allemandes. C’est à quoi se sont réduits pour moi jusqu’à présent les airs russes tant vantés. On dit ce peuple très-musical : nous verrons plus loin ; je n’ai rien entendu encore qui mérite la peine d’être écouté : la conversation chantée du cocher avec ses chevaux pendant la nuit était lugubre ; ce roucoulement sans rhythme, espèce de rêverie déclamée où l’homme confie son chagrin à la brute, la seule espèce d’amis dont il n’ait point à se défier, me remplissait l’âme d’une mélancolie plus profonde que douce.

Il y a un moment où la route s’abat brusquement sur un pont de bateaux très-bas en ce moment, parce que la sécheresse a resserré le fleuve qu’il traverse. Ce fleuve, large encore, quoique rétréci par les chaleurs de l’été, a un grand nom : c’est le Volga : sur le bord de ce fleuve fameux, une ville m’apparaît au clair de lune : ses longues murailles blanches brillent dans la nuit, qui n’est qu’un crépuscule favorable aux évocations ; une route nouvellement rechargée tourne