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moi-même des paysans, et je n’aurais continué ma route qu’après avoir mis la bête en sûreté : ici j’ai contribué à sa perte par un silence impitoyable. Soyez donc fier de vos vertus quand vous êtes forcé de reconnaître qu’elles dépendent des circonstances plus que de vous !  ! Un grand seigneur russe, qui dans un accès de colère ne bat pas à mort un de ses paysans, mérite des éloges, il est humain ; tandis qu’un Français peut être cruel pour avoir laissé courir un poulain sur une route.

J’ai passé la nuit à méditer sur le grand problème des vertus et des vices relatifs ; et j’ai conclu qu’on n’a pas assez éclairci de nos jours un point de morale politique fort important. C’est la part de mérite ou de responsabilité qui revient à chaque individu dans ses propres actions, et celle qui appartient à la société où il est né. Si la société se glorifie des grandes choses que produisent quelques-uns de ses enfants, elle doit aussi se regarder comme solidaire des crimes de quelques autres. Sous ce rapport, l’antiquité était plus avancée que nous ne le sommes ; le bouc émissaire des Juifs nous montre à quel point la nation craignait la solidarité du crime. De ce point de vue, la peine de mort n’était pas seulement le châtiment plus ou moins juste du coupable, elle était une expiation publique, une protestation de la société contre toute participation au forfait et à la pensée qui l’inspire.