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Russe qu’il est ; et continue de nous mener au galop sans proférer une plainte : j’appuie l’acte de sévérité de mon courrier : « Il faut soutenir l’autorité, même quand elle fait une faute, me dis-je, c’est l’esprit du gouvernement russe ; mon feldjæger n’a pas trop de zèle ; si je le décourage lorsqu’il montre de l’empressement à faire son devoir, il laissera tout aller au hasard et ne me servira plus à rien ; d’ailleurs, c’est l’usage : pourquoi serais-je moins pressé qu’un autre, il faut voyager vite, il y va de ma dignité ; avoir du temps, c’est se déshonorer ; on doit paraître impatient pour être important dans ce pays… » Pendant que je me faisais à moi-même ces raisonnements et bien d’autres, la nuit était venue.

Je m’accuse d’avoir eu la dureté, plus que russe, car je n’ai pas pour excuse mes habitudes d’enfance, de laisser jusqu’au bout le pauvre poulain et le malheureux enfant se lamenter de concert, l’un en hennissant de toute sa force, l’autre en pleurant tout bas, différence qui donnait à la brute un avantage réel sur l’homme. J’aurais dû interposer mon autorité pour faire cesser ce double supplice : mais non, j’ai assisté, j’ai contribué au martyre avec indifférence. Il fut long, car le relais était de six lieues ; l’enfant, condamné à torturer l’animal qu’il aurait voulu sauver, souffrait avec une résignation qui m’aurait touché, si je n’avais eu déjà le cœur endurci par mon séjour dans ce pays :