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« Es-tu content d’avoir revu ta famille ? lui dit son maître.

— Fort content, réplique naïvement l’ouvrier ; ma femme m’avait donné deux enfants de plus en mon absence, et je les ai trouvés chez nous avec grand plaisir. »

Ces pauvres gens n’ont rien à eux, ni leur chaumière, ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni même leur cœur ; ils ne sont pas jaloux ; de quoi le seraient ils ?… d’un accident ?… l’amour chez eux n’est pas autre chose… Telle est pourtant l’existence des hommes les plus heureux de la Russie : des serfs !  !… J’ai souvent entendu envier leur sort par les grands, et peut-être à juste titre.

« Ils n’ont point de soucis, dit-on, nous sommes chargés d’eux et de leurs familles (Dieu sait comment on s’acquitte de cette charge, quand les paysans deviennent vieux et inutiles) ; assurés du nécessaire pour leur vie et celle de leurs descendants, ils sont moins à plaindre cent fois que les paysans libres ne le sont chez vous. »

Je me taisais en écoutant ce panégyrique du servage, mais je pensais : s’ils n’ont point de soucis, ils n’ont point de propriété, et partant point d’affections, point de bonheur, point de sentiment moral, point de compensation aux peines matérielles de la vie ; car c’est la propriété particulière qui fait l’homme