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CHAP. V. — HELLÉNISME ET CHRISTIANISME


de leur rôle une notion saine qui manquait à leurs prédécesseurs. L’historien, chez l’un et l’autre, a un coup d’œil plus ferme et plus libre, il juge de plus haut, se dégage plus sûrement des petits détails purement curieux ; et, d’autre part, il sent mieux le prix d’une simplicité élégante. Grâce à eux, nous voyons reparaître, après un long intervalle de temps, une forme de récit claire, dégagée, instructive, qui plaît par le sérieux et le bon goût et qui a vraiment quelque chose de classique.

Seulement, ce progrès remarquable est limité par sa cause même. On ne peut attendre de ces hommes, pliés à la régularité correcte d’une administration très autoritaire, l’indépendance d’esprit des grands historiens. Leur jugement sera sage, pondéré, mais sans hardiesse et sans vigueur. Ils comprendront et expliqueront en général assez bien le détail de la politique, mais les mouvements de l’humanité leur échapperont, parce que c’est la matière de philosophie, et qu’un fonctionnaire impérial ne fait pas de philosophie, au sens large du mot. Si on les compare à un Denys d’Halicarnasse, ou même à un Strabon, ils ont une supériorité réelle ; si on les met en face d’un Thucydide, d’un Hérodote ou d’un Polybe, ils semblent petits ; car ils sont timides et confinés dans une expérience restreinte. Arrien racontera avec talent la conquête de l’Asie par Alexandre, mais nous ne sentirons dans son ouvrage ni la grandeur emportée de son héros, ni l’ébranlement du monde oriental, tout à coup livré à une autre destinée. Appien nous fera l’histoire de Rome, et ce qui manquera le plus à son livre, ce sera Rome elle-même. C’est pourquoi aucune de ces nouvelles compositions historiques ne se classera au rang des chefs-d’œuvre. On y regrettera toujours une certaine force de pensée qui n’était plus possible dans le milieu où elles sont nées.