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CHAP. IV. — SOPHISTIQUE SOUS LES ANTONINS

avait déclaré qu’il voulait faire de la philosophie à sa manière, une philosophie pratique, sincère avant tout, et il en fit jusqu’à son dernier jour. La seule question est de savoir s’il y avait en lui assez de clairvoyance, assez de réflexion, assez de largeur d’esprit, pour lui permettre d’asseoir son œuvre sur des principes fermes. Sur ce point, on se sent obligé à quelques réserves.

Comme moraliste, bien que Lucien ait subi en quelque mesure l’influence du cynique Ménippe, sa tendance générale l’inclinait plutôt vers l’épicurisme, sous sa forme intelligente et modérée. Son idéal se réduisait à vivre sagement, à se défendre des illusions, à ne s’attacher très fortement à rien, à ne s’asservir à personne. Une telle morale se prêtait bien à la satire : elle mettait celui qui la professait en bonne posture pour décrire le spectacle de la comédie humaine ; car elle le dégageait des passions communes, elle le plaçait à distance suffisante de la foule, et elle lui faisait apercevoir les choses d’un autre point de vue que le vulgaire. Mise au service d’une intelligence fine, naturellement critique et moqueuse, elle lui offrait en outre bien des ressources pour traiter d’une manière piquante la plupart des lieux communs de la sagesse. Mais si elle allait jusque là, elle s’arrêtait là. C’était une morale négative en son fond, qui, n’ayant point de véritable idéal, risquait de demeurer médiocre et inféconde. Lorsqu’elle avait montré aux hommes qu’ils agissent follement en mainte circonstance, qu’ils se dupent eux-mêmes, se contredisent, poursuivent des chimères, manquent à leurs principes, qu’en résultait-il ? Ce satirique, si sûr de lui, aurait-il donc voulu qu’ils vécussent sans ambition, au jour le jour, sans rien tenter de grand, sans rien aimer avec passion ? C’était là ce qu’il semblait demander ; et en prenant ce rôle, il n’était pas assez philosophe pour s’apercevoir qu’il s’attaquait au fond même