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DENYS D’HALICARNASSE

rable sens de la vérité[1]. Tous ces partis-pris se heurtaient, se chamaillaient, s’évertuaient à s’accabler mutuellement sous une grêle de citations, qu’on prenait à pleines mains dans les commentaires, accumulés depuis deux ou trois siècles par les grammairiens. Car l’érudition de ces lettrés querelleurs semble avoir été souvent une érudition d’emprunt. Grands lecteurs d’un petit nombre de livres, où ils enfermaient leur idéal, il est bien probable qu’ils relisaient rarement ceux qu’ils décriaient.

Denys n’était pas une nature assez puissante ni assez personnelle pour réagir bien vivement contre l’influence de ce milieu. Ce qu’il faut dire en sa faveur, c’est qu’il y avait apporté une sincérité, une modération et une honnêteté naturelles, que le mauvais exemple ne réussit pas à pervertir complètement. Conservateur et profondément classique, par tempérament et par éducation, c’était une peine pour lui que d’avoir à toucher aux réputations établies[2]. Le malheur était que, malgré cela, il ne réussissait pas à se détacher assez des préjugés ambiants pour étudier avec liberté les grands auteurs qui ne répondaient pas à son idéal. Frappé de ce qu’il croyait voir de défectueux en eux, il se sentait tenu en conscience de le dire, « car la première chose, écrivait-il, c’est de ne pas tromper volontairement et de ne pas souiller sa conscience[3]. » Le critique à ses yeux avait en effet charge d’âmes ; c’était son rôle que de prévenir une imitation irréfléchie qui aurait altéré le goût[4]. Voilà comment il s’autorisait lui-même dans ses partis pris et se croyait obligé de les soutenir, sans ménagements et sans compromis.

  1. Sur les fanatiques de Thucydide, voyez Denys, Sur le caractère de Thucydide, 2, 34, 31.
  2. Sur le caractère de Thucydide, 2 et 52.
  3. Ibid. 8. Cf. 2, 3 et 4.
  4. Ibid. 4.