Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t5.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
242
CHAPITRE IV. — LA POÉSIE ALEXANDRINE

est sujette à discussion[1]. La célébrité de l’ouvrage vient surtout de son obscurité. Dès l’antiquité, il faisait à la fois le tourment et le bonheur des exégètes[2]. Aujourd’hui, il n’est à peu près aucun savant qui ne recule épouvanté devant cette avalanche de phrases interminables et inintelligibles. Nous n’avons aucune intention d’essayer ici de percer ce mystère ; mais il n’est peut-être pas sans intérêt de marquer en peu de mots la nature exacte de cette obscurité, les motifs en partie spécieux qui ont pu déterminer Lycophron à entreprendre cette gageure, et même la part de talent qui s’y dérobe sous les nuages.

L’entreprise de Lycophron est, au fond, une réaction assez naturelle contre l’affaiblissement du style tragique, devenu de plus en plus semblable à celui de la comédie. Rien ne ressemble parfois à un fragment de Ménandre autant qu’un fragment d’Euripide. Lycophron, d’un seul bond, remonte, par delà Euripide, jusqu’à Eschyle et jusqu’à Pindare, c’est-à-dire jusqu’aux maitres incontestés du style lyrique et tragique ; mais il le fait avec frénésie, sans mesure et sans goût. Pindare, au lieu de dire « les taureaux aux larges flancs », disait quelquefois : « la nature largement flanquée des taureaux ». Eschyle, au lieu de dire « la mer aux mille flots souriants », disait : « le sourire innombrable de la mer. » Et ce mélange d’abstraction hardie, discrètement employé, donnait à leur style une poésie surprenante. Lycophron a bien saisi le procédé, mais il en abuse sans choix ; ce que ces grands poètes faisaient parfois, il le fait toujours, à jet continu. Et il ajoute à cette première cause d’obscurité celle qui vient des allusions amphi-

  1. Cf. Holzinger, p. 64. Sur les contradictions et interpolations supposées du poème, cf. ibid., p. 68. Bates place la composition du poème en 295.
  2. Clément d’Alex., Strom., V, p. 511, C.