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LE BAISER AU MORT


Blottie dans un coin du lit trop grand, Lucy a froid d’être seule. Elle est malade. Depuis bien des nuits la fièvre l’a condamnée à l’insomnie ; dans l’obscurité, personne à ses côtés pour la défendre contre les cauchemars qu’elle rêve toute éveillée. Demain, heureusement, son mari enfin de retour d’un interminable voyage d’affaires, sera près d’elle ; il la prendra dans ses bras, doucement, doucement comme une enfant qu’on veut consoler, alors elle n’aura plus peur, et déjà elle goûte la joie du retour, quand une appréhension la saisit, soudaine qui la torture… La souffrance a flétri sa beauté et son mari à la voir déchue de son charme physique s’éloignera peut-être. Les malades inspirent toujours de la répulsion ; l’évidence de cette vérité, elle l’a constatée du temps qu’elle était bien portante. Elle s’arrangeait pour fuir leur présence ; maintenant c’est en elle une lutte ininterrompue pour fuir l’obsession de leur souvenir. Elle les revoit tous, tels qu’ils étaient avec leurs laideurs dont jamais elle n’a pu avoir pitié. Dans la pénombre leurs silhouettes vont à pas feutrés, ridicules et douloureuses, mannequins aux robes aujourd’hui ironiquement offertes à son choix, tissues de détresses et d’angoisses. Parmi eux, il en est un dont les traits se font plus nets, l’allure moins falote. Daniel, son premier fiancé semble, sorti du linceul, reprendre l’indéniable réalité des vivants. Il lui apparaît comme aux derniers jours de sa vie, avec une pâleur de moribond, des mains diaphanes dont elle redoutait les caresses moites. De tous les malades qu’elle a connus, c’est de celui-là, le mieux aimé pourtant, qu’elle a eu le plus horreur, et c’est celui-là qui revient toujours, comme font la menace de quelque posthume vengeance…

Au temps où il était beau, ainsi qu’un jeune lord, col ouvert et manches relevées sur les muscles longs des bras, elle avait subi sa séduction ; mais du jour où devenu tuberculeux, toute son harmonieuse beauté s’était flétrie, Lucy fut incapable de lutter contre une involontaire et puissante répulsion. Quand de ses lèvres il baisait seulement le bout de ses doigts, un frisson la prenait aux ongles, qui montait le long des bras et s’épandait au plus intime de son être. Ainsi elle en était venue à une totale horreur pour ce fiancé grelottant sous ses couvertures, déchiré de toux rauque. Le soir où on lui annonça le décès de Daniel, elle fut presque joyeuse ; mais le jour de la mise en bière, lorsque devant la famille assemblée, ce fut son tour d’embrasser le cadavre, un dégoût la secoua toute. Déjà ses lèvres le touchaient presque, quand d’un sursaut de révolte elle se releva sans avoir mis sur le front l’habituel dernier baiser d’adieu ; maintenant il lui semblait qu’à la revoir malade, son mari s’éloignerait d’elle, comme elle s’était éloignée de Daniel, sans un mot, sans une caresse…