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«… Je puis vous marquer quelque chose de plus singulier et de presque incroyable. En 1846 ou 1847, j’eus connaissance de quelques fragments d’Edgar Poe : j’éprouvai une commotion singulière. Ses œuvres complètes n’ayant été rassemblées qu’après sa mort, en une édition unique, j’eus la patience de me lier avec des Américains vivant à Paris, pour leur emprunter des collections de journaux qui avaient été dirigés par Edgar Poe. Et alors, je trouvai, croyez-moi si vous voulez, des poèmes et des nouvelles, dont j’avais eu la pensée, mais vague et confuse, mal ordonnée et que Poe avait su combiner et mener à la perfection [1]. »

On voit avec quelle franchise et quelle modestie le poète avoue ses tentatives avortées de romancier [2].

  1. Cf., dans les Lettres, le billet à Thoré (Bruxelles, non daté), où Baudelaire revient sur son parallélisme avec Poe, à propos de Manet auquel ses détracteurs reprochent de « pasticher » Goya.
  2. Baudelaire, après le coup d’Etat de décembre 1851, avait voulu revenir, par le roman, à la littérature. « Je suis décidé à rester désormais étranger à toute la polémique humaine, et plus décidé que jamais à poursuivre le rêve supérieur de l’application de la métaphysique au roman. » (Lettre à Poulet-Malassis, 20 mars 1852.)

    Cependant c’est à peine si, dans ses papiers, on a trouvé quelques titres ou ébauches de plans de romans, et par conséquent si l’on peut conjecturer quel eût été, dans ce genre de compositions, le caractère de son talent. Par certains côtés, il eût offert une grande ressemblance avec Edgar Poe ; c’est la même imagination sombre et tragique, constamment obsédée par la vision du surnaturel et le rêve de l invisible, mais sans le poétique idéalisme qui nous ravit chez le conteur américain. Tout le pessimisme de Baudelaire se retrouve ici, avec sa préoccupation presque exclusive des côtés dépravés de la nature