Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/568

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
556
CHAPITRE XXIV.

été donné à son beau génie d’exprimer par l’image la plus saisissante, par le mythe ou l’emblème fameux de la Caverne, les conditions abstraites du problème fondamental de la philosophie critique, de celui qui consiste à remonter de l’idée à l’objet, des apparences aux choses, des phénomènes à la réalité, relative ou absolue. Des prisonniers sont enfermés dans une caverne[1] ; ils tournent forcément le dos à la pâle lumière d’un feu qui de loin les éclaire ; des figures de marionnettes passent et repassent devant l’ouverture de la caverne, sur le fond de laquelle elles projettent leurs ombres, qui sont l’unique spectacle dont les prisonniers puissent jouir et la source unique des idées qu’ils se font des choses. Quelle distance de ces fantômes aux simulacres de bois ou de pierre qui les engendrent, et de ceux-ci à la nature vivante et animée ! Et avec quelles précautions, quand on rendra la liberté aux prisonniers et qu’on brisera peu à peu leurs entraves, ne faudra-t-il pas accoutumer leurs yeux débiles à supporter d’abord l’aspect du feu auquel la caverne doit le peu de clarté dont elle jouit, puis la lumière réfléchie du soleil, et enfin le soleil lui-même ! L’image est d’un bout à l’autre d’une justesse frappante (83) ; mais Platon, qui conçoit si bien le rapport de l’apparence ou du phénomène à la réalité, ne songe pas à se demander comment, malgré leurs chaînes, les prisonniers de la caverne pourront distinguer les ombres qui se projettent devant leurs yeux sains et bien constitués, quoique faibles, d’avec les taches et les vains fantômes qui, sans cause extérieure, offusqueraient leurs yeux et leur imagination malades. Il ne s’avise pas de cette critique qui, procédant par voie d’induction probable et non de démonstration positive, discerne dans une impression complexe ce qu’elle a d’affectif de ce qu’elle a de représentatif ; ce qui tient au sujet sentant et ce qui provient de la nature de l’objet de la connaissance ; ce qui nous trompe ou ne nous apprend rien et ce qui nous donne une connaissance vraie, quoique la vérité connue ne soit pas encore, ou puisse n’être pas encore la vérité absolue, mais une vérité relative, la seule probablement à laquelle des êtres créés puissent atteindre.

Ou plutôt cette critique n’échappe pas à un esprit tel que

  1. Rép., liv. VII.