Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/564

Cette page n’a pas encore été corrigée

552 CHAPITRE XXIII.

des espèces données, sans rechercher comment, sous quelles conditions, en vertu de quelles forces, par quels ressorts naturels les notions, les idées, les règles, les principes dont il s’agit ont fait leur apparition dans l’esprit. La psychologie ainsi conçue n’est pas autre chose que la logique et la morale dogmatique. Loin d’avoir son fondement, comme la psychologie empirique, dans l’étude de l’organisme, des fonctions de la vie, des aptitudes et des besoins naturels de l’homme, elle tend continuellement à faire abstraction de toutes ces choses, pour exposer des rapports et des vérités générales que l’homme saisit en sa qualité d’être intelligent et de créature raisonnable, comme pourrait le faire toute autre créature à qui Dieu aurait départi dans la même mesure, mais par d’autres moyens, dans un ordre de choses physiquement différent, l’intelligence et la raison.

S’il a fallu que les sens et le cerveau de l’homme fussent organisés d’une certaine façon plutôt que d’une autre pour mettre son intelligence en état de concevoir les idées et les raisonnements géométriques ; s’il a fallu de plus un enchaînement très compliqué d’événements historiques pour amener certaines sociétés humaines à un état de culture intellectuelle qui permît le développement des sciences et de la géométrie en particulier, nous voyons très clairement que l’essence des vérités géométriques ne dépend pas de la marche des événements qui ont amené le défrichement des forêts, la construction des villes, l’invention de l’écriture, celle de l’imprimerie, et finalement l’établissement des chaires et des académies. Nous voyons avec la même clarté qu’elle ne dépend pas davantage du mode d’agencement des ganglions et des plexus nerveux, de la composition du sang et des humeurs, des propriétés de la chaleur et de l’électricité ; et s’il a plu au Créateur, dans l’économie du monde qui est l’objet de nos observations, d’employer tant de singuliers ressorts pour révéler à un Newton, et par lui aux autres hommes, des vérités fondamentales qui leur étaient cachées, la disparité du résultat et des moyens, la simplicité et la grande généralité de l’un, la complexité et la frappante singularité des autres, nous forcent à croire que le même résultat eût pu être obtenu par d’autres moyens, ou tout au moins que la légitimité de nos jugements sur les résultats n’est point subordonnée à l’état de nos