Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/331

Cette page n’a pas encore été corrigée

puissamment contribuer aux progrès de ce qu’on appelle proprement civilisation.

209 — Sans pousser cette discussion plus loin, examinons un peu comment le langage, qui est, pour ainsi dire, notre unique mode d’expression dans les choses abstraites, et qui résulte essentiellement de l’association d’éléments discontinus, d’après certaines lois syntaxiques, peut plus ou moins se prêter à rendre des types qui se modifient avec continuité ; comment se pratique en général l’expression du continu par le discontinu, laquelle devient si simple dans le cas singulier de la continuité quantitative (200).

La raison des philosophes ne s’est point posée cette question : les hommes l’ont résolue à leur insu dans le lent travail de la formation des langues. La plupart des éléments qui les constituent n’ont pas reçu une valeur fixe, déterminée, comme celle de chaque chiffre ou de chaque note musicale, considérée dans son rapport tonique avec une note fondamentale. Non seulement des mots essentiellement distincts peuvent, par une coïncidence fortuite, surtout dans les langues très mélangées, revêtir des formes identiques ; non seulement les mêmes mots peuvent être pris dans un nombre déterminé d’acceptions bien distinctes, par suite de la pénurie originelle de la langue, ou du besoin qu’on éprouve de ne pas surcharger la mémoire d’un trop grand nombre de formes différentes ¹ ; mais de plus, si l’on considère le même mot dans chacune de ses acceptions, on verra le plus souvent que cette acception varie entre des limites qu’il est tantôt possible, tantôt impossible d’assigner, ou bien encore que l’on passe d’une acception à une autre par des nuances insensibles ². Or, l’artifice du langage con-

¹ « Les nuances de la langue, même la plus parfaite, ne peuvent jamais égaler les nuances de la pensée humaine. Les modifications de la parole sont nécessairement renfermées dans certaines limites ; autrement elles excéderaient la capacité de la mémoire humaine. Il faut, par conséquent, que, dans toutes les langues, une sorte d’économie fasse servir une seule locution à plusieurs fins différentes, de même que la dague d’Hudibras, faite pour percer et pour briser des têtes, était employée à beaucoup d’autres usages encore. » Reid, T. V de la trad. franc, de ses Œuvres, p. 331.

² Dans notre langue parlée, ces deux mots fin et faim se confondent phonétiquement : l’orthographe les distingue nettement dans la langue écrite. — Le hasard a confondu, dans le son et dans l’écriture, deux mots FIN sur la distinction desquels l’étymologie ne permet pas de se