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On rapporte que le grand géomètre Jean Bernoulli, chagrin de voir que son contemporain Varignon semblait vouloir s’approprier ses découvertes, sous prétexte d’y mettre une généralité que l’auteur avait négligée, et qui n’exigeait pas grands frais d’invention, disait malignement, en terminant un nouveau mémoire : « Varignon nous généralisera cela. » D’un autre côté, l’on a souvent conseillé de s’attacher aux méthodes les plus générales, comme à celles qui sont en même temps les plus fécondes. Cette maxime, aussi bien que l’épigramme de Bernoulli, ne doivent être admises qu’avec des restrictions. Il y a dans toutes les sciences, et en mathématiques particulièrement, des généralisations fécondes, parce qu’elles nous montrent dans une vérité générale la raison d’une multitude de vérités particulières dont les liens et la commune origine n’étaient point aperçus. De telles généralisations sont des découvertes du génie, et les plus importantes de toutes. Il y a aussi des généralisations stériles, qui consistent à étendre à des cas sans importance ce que les hommes inventifs s’étaient contentés d’établir pour les cas importants, s’en remettant du surplus aux faciles indications de l’analogie. En pareilles circonstances un pas de plus fait dans la voie de l’abstraction et de la généralité ne correspond pas à un progrès fait dans l’explication de l’ordre des vérités mathématiques et de leurs rapports : l’esprit ne s’est point élevé d’un fait subordonné à un autre fait qui le domine et qui l’explique. Encore une fois, ce n’est donc point dans la faculté de généraliser que réside le principe des découvertes du génie, des progrès des sciences et des plus éclatantes manifestations de la raison humaine.

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Nous pourrions aussi bien critiquer toutes les autres définitions qu’on a données de la raison, en tant que faculté ou puissance intellectuelle ; mais, comme l’important est de fixer, autant que possible, la valeur des mots dont on se sert, nous nous contenterons de dire qu’en employant le mot raison (dans le sens subjectif), nous entendrons désigner principalement la faculté de saisir la raison des choses, ou l’ordre suivant lequel les faits, les lois, les rapports, objets de notre connaissance, s’enchaînent et procèdent les uns des autres.