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l’ébauche d’une langue, pour que cette langue rudimentaire aille ensuite en se perfectionnant et en se propageant à tous les individus de l’espèce ; et en ce sens il serait encore vrai de dire que le don du langage appartient naturellement à l’espèce, ou fait naturellement partie de la constitution de l’espèce.

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Tout ce que nous venons de dire au sujet des idées morales, s’appliquerait, à quelques changements près, à cette autre catégorie d’idées abstraites, relatives au beau et au goût dans les arts, idées dont la théorie, cultivée avec une sorte de prédilection dans les temps modernes, est d’ordinaire désignée maintenant sous le nom d’esthétique. Notre objet est encore moins de développer ici un système d’esthétique qu’un système de morale : mais il rentre pourtant dans notre cadre de faire comprendre qu’en esthétique comme en morale, la critique philosophique a essentiellement pour but d’opérer le départ entre les modifications abandonnées aux variétés individuelles ou de race, aux influences accidentelles et passagères, et le fond appartenant à la constitution normale et spécifique ; qu’elle a encore pour but, après ce départ opéré, de rechercher si les idées qui tiennent à l’état normal et à la constitution spécifique n’ont pas leur type objectif ou leur raison d’être dans la nature même des objets extérieurs qui nous les suggèrent, ou dans des lois plus générales que celles qui ont imprimé à l’humanité sa constitution spécifique ; qu’enfin, pour tout ce travail, la critique philosophique ne peut disposer que d’inductions rationnelles, d’analogies et de probabilités de la nature de celles sur lesquelles nous n’avons cessé jusqu’ici d’appeler l’attention. Un objet nous plaît-il parce qu’il est beau, en lui-même et essentiellement, et parce que nous tenons de la nature le don de percevoir cette qualité des choses extérieures et de nous y complaire ; ou bien le qualifions-nous de beau parce qu’il nous plaît, sans qu’il y ait d’autre fondement à l’idée de beauté que le plaisir même que l’objet nous cause, en vertu des lois constantes de notre organisation, ou des modifications accidentelles qu’elle a pu subir ? Telle est la face sous laquelle se présente en esthétique le problème qui se reproduit partout, et qui consiste à faire la part du sujet