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connu sous le nom de Mistral. On ne prendra pas les poëtes au sérieux quand ils personnifient les fleuves et les vents ; mais, nonobstant les subtilités de la dialectique, on ne prendra pas non plus les vents ou les fleuves pour des abstractions qui n’auraient de support que celui que leur prête un signe, un son fugitif. Les vents et les fleuves sont des objets de connaissance vulgaire comme de théories scientifiques ; et de tels objets ne peuvent être, ni des images poétiques, ni de simples signes logiques. Effectivement, un fleuve comme le Rhône, un courant marin comme le Gulph-Stream, un vent caractérisé dans son allure comme le mistral, appartiennent à la catégorie des entités dont la notion résulte, soit de la perception d’une forme permanente malgré les changements de matière, ou d’une forme dont les variations sont indépendantes du changement de matière ; soit de la perception d’un lien systématique qui persiste, quels que soient les objets individuels accidentellement entraînés à faire partie du système ; ou d’un lien qui se modifie par des causes indépendantes de celles qui imposent des modifications aux objets individuels (20). Ce sont là des entités, mais des entités rationnelles, qui ne tiennent pas à notre manière de concevoir et d’imaginer les choses, et qui ont au contraire leur fondement dans la nature des choses, au même titre que l’idée de substance qui n’est elle-même qu’une entité (135).

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À côté de ces entités, il y en a de manifestement artificielles. Ainsi, par exemple, on s’occupe en géographie physique, non-seulement des fleuves, mais de ce qu’on a nommé les bassins des fleuves ; et quelques auteurs modernes ont poussé jusqu’à la minutie la distribution systématique des terres en bassins de divers ordres, d’après la distribution des cours d’eau qui les arrosent. Or, si parmi ces bassins il y en a de très-nettement dessinés par la configuration du terrain et par tous leurs caractères physiques, d’autres, en plus grand nombre, ne sont que des conceptions artificielles des géographes, et des lignes de démarcation arbitraires entre des territoires que rien ne divise naturellement. Il se peut, comme on l’a soutenu dans certaines écoles médicales, que les nosographes aient abusé des entités ; qu’en systématisant, sous le nom de fièvre ou sous tout autre,