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grand nombre de propriétés et de rapports que les géomètres ont d’abord spécialement étudiés sous les formes (comparativement moins abstraites et plus sensibles) de l’espace et du temps.

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Leibnitz, en recourant à ces définitions, a entendu exprimer une pensée plus importante encore : à savoir que si les idées d’espace et de temps ne sont pas des illusions fantastiques, des formes de notre entendement ; si elles ont au contraire une réalité externe ou objective, cette réalité externe ne doit pas être prise dans un sens absolu, mais dans un sens phénoménal et relatif, pour employer une terminologie qui n’est pas précisément celle de Leibnitz, mais que nous croyons devoir préférer et dont nous avons tâché de fixer, dès le début de nos recherches (8 et suiv. ), le sens et la valeur. C’est à ces termes que nous ramenons le fond du débat entre Leibnitz et Clarke, bien qu’eux-mêmes n’y aient pas mis cette sécheresse logique, parce qu’ils étaient surtout préoccupés, dans leur controverse, des questions de théologie naturelle qu’ils y rattachaient. Leibnitz a étayé sa thèse d’arguments a priori, tirés du principe de la raison suffisante (138), et dont, pour notre part, nous admettons la force probante ; mais y aurait-il en outre des inductions légitimes, capables de corroborer ces arguments a priori ? Il y en a en effet, et de plusieurs sortes. D’abord, les deux principes fondamentaux de la dynamique, le principe de l’inertie de la matière (119) et celui de la proportionnalité des forces aux vitesses, sont l’un et l’autre des résultats de l’expérience et ne sauraient être donnés que par l’expérience, tant qu’on fait profession de ne rien affirmer sur la valeur absolue ou relative des idées d’espace et de temps ; mais l’un et l’autre aussi sont des conséquences nécessaires de la théorie leibnitzienne qui n’attribue aux idées de temps et d’espace qu’une valeur phénoménale et relative[1]. Or, si une loi de la

  1. Concevons un système qui comprenne tous les corps susceptibles d’exercer les uns sur les autres des actions appréciables : et, si la matière n’est pas indifférente au repos comme au mouvement, il y aura une différence essentielle et observable, entre l’état du système lorsque les corps sont absolument fixes, et l’état du même système lorsque les particules qui le composent sont animées d’un mouvement commun de translation, en vertu duquel elles décrivent avec la même vitesse des droites parallèles, sans que rien soit changé dans leurs positions relatives, et, par conséquent, dans les actions qu’elles exercent les unes sur les autres. L’expérience prouve le contraire : mais c’est aussi ce qu’on peut nier avant toute expérience, dès qu’on admet avec Leibnitz que l’idée de l’espace n’est qu’une idée de relation, et que la raison ne peut concevoir que des mouvements et des repos relatifs. Les mêmes considérations s’appliquent au principe de la proportionnalité des forces aux vitesses. Imaginons, pour plus de simplicité, que les particules matérielles A, B, C,... supposées d’égale masse, soient soumises à l’action de forces égales F, qui leur font décrire avec des vitesses égales des droites parallèles ; et qu’en outre une force F’ agisse dans la même direction sur la seule particule A : il faudra que l’effet de cette force F’ soit d’imprimer à A une vitesse relative, absolument indépendante du mouvement commun du système produit par l’action des forces F sur toutes les particules A, B, G,... dont il se compose. Donc, si l’on considère isolément la particule A, soumise aux forces F, F’, il faudra que les effets de ces deux forces s’ajoutent purement et simplement, chaque force produisant son effet comme si l’autre n’existait pas, et la vitesse totale étant la somme des vitesses que chaque force aurait imprimées à la particule A, en agissant seule. En conséquence, une force double, c’est-à-dire la réunion de deux forces capables d’imprimer séparément des vitesses égales, imprimera une vitesse double ; une force triple imprimera une vitesse triple ; en un mot, les vitesses croîtront proportionnellement aux forces qui les produisent. Les géomètres et les physiciens de l’école contemporaine, en admettant le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses comme l’une des bases de la science du mouvement, l’ont généralement admis comme une donnée de l’expérience ou comme un fait d’observation. Quelques-uns ont cru n’y voir qu’une définition, d’autres un théorème ordinaire de mathématiques, susceptible d’être démontré comme tout autre théorème : mais alors ils sont tombés dans des paralogismes où l’on a refusé de les suivre. Le principe en question, tout comme le principe d’inertie avec lequel, en réalité, il ne fait qu’un, ne peut être effectivement qu’une donnée empirique, tant que l’objet de l’idée d’espace est regardé comme quelque chose d’absolu ; tant que la distinction entre les mouvements absolus et les mouvements relatifs est regardée comme quelque chose d’absolu, et non pas comme une distinction qui n’est elle-même que relative. Si, au contraire, avec Leibnitz, on n’admet pas qu’il puisse y avoir rien d’absolu dans les idées d’espace et de mouvement, le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses ne requiert plus l’intervention de l’expérience. Ce n’est pas non plus un théorème mathématique ou une définition purement logique : c’est un axiome philosophique. Voyez Laplace, Exposition du système du monde, liv. m, chap. 2 ; Poisson, Traité de mécanique, 2« édit., T. I, n° 116. On peut consulter aussi le discours préliminaire et la première partie du Traité de Dynamique de d’Alembert : il est curieux de voir comment d’Alembert, qui se croyait bien éloigné de philosopher à la manière de Leibnitz, emploie, pour établir ce qu’il appelle la nécessité des lois du mouvement, des raisonnements qui ne sont qu’une application continuelle du principe fondamental de la doctrine leibnitziènne.