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personne, d’un jugement à l’autre. Quand un jugement est porté sur le même fait par plusieurs personnes, les causes d’erreur qui agissent sur l’une ne sont pas dans une complète indépendance des causes d’erreur qui agissent sur l’autre. Pourvu que l’on dispose de longues séries de jugements, comme cela a lieu dans la statistique des tribunaux, la théorie dont on vient d’indiquer les bases peut encore s’appliquer, après le redressement de toutes les hypothèses inexactes, et à la faveur de données expérimentales suffisantes. Alors les valeurs numériques trouvées par le calcul ne désignent plus des chances d’erreur pour une personne et pour un cas d’espèce déterminée, mais des moyennes entre toutes les valeurs que la chance d’erreur est susceptible de prendre pour un grand nombre de personnes et pour un grand nombre d’espèces. On peut arriver ainsi à une théorie vraiment exacte des résultats moyens et généraux de certaines institutions judiciaires, c’est-à-dire des résultats qui préoccupent le législateur et intéressent la science de l’organisation sociale, sans qu’il y ait lieu d’en rien conclure (comme bien des gens l’ont cru et le croient encore) dans l’application à chaque cas particulier. Il serait sans doute intéressant, utile aux progrès de la science de notre constitution intellectuelle, d’avoir une table des valeurs moyennes de la chance d’erreur, pour des perceptions ou des jugements autres que les décisions des tribunaux, comme il est utile à la connaissance de la constitution physique de l’homme d’avoir des tables de mortalité, des moyennes de la taille, du poids, de la force musculaire, à différents âges et dans différents pays. Aussi la théorie de ces chances moyennes ne doit-elle pas être complètement négligée, quand même on n’apercevrait pas les moyens de dresser une statistique propre à rendre la théorie applicable : car d’abord la théorie peut provoquer l’expérience, comme l’expérience rectifie souvent la théorie ; et d’ailleurs il est bon, ainsi que l’a dit Leibnitz, d’avoir des méthodes pour tout ce qui peut se trouver par raison, lors même que des circonstances devraient par le fait entraver l’application de la méthode. Mais en même temps il faut reconnaître que ce qui nous importe par-dessus tout, c’est de peser, dans chaque cas particulier, la valeur des motifs qui nous portent à accorder, à refuser ou