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Autrefois les peuples, à part quelques élites restreintes, s’ignoraient mais ils avaient conscience de leur ignorance et cela valait peut-être mieux que les illusions aujourd’hui répandues.

Il y a d’ailleurs deux formes d’ignorance : on peut ne pas savoir ; on peut aussi savoir et ne pas comprendre.

Si le savoir s’est accru par l’acquisition de données scientifiques nouvelles (encore ne serait-ce pas au prix de beaucoup d’autres dont il n’est pas démontré qu’on puisse se passer ?) la compréhension n’a pas augmenté en proportion. En bien des domaines, elles s’affirme nettement en recul.

Lorsqu’il s’agit de progrès obtenus par exemple dans le champ de l’électricité ou de la mécanique, on imagine facilement le savoir et la compréhension marchant de pair mais, même alors, en quoi cela aiderait-il à se comprendre et à s’apprécier entre nations ? L’identité des expériences et des conclusions scientifiques, ou même la comparaison de faibles différences dans les applications qui en sont faites d’un pays à l’autre, ne conduisent à aucune clarté d’ensemble sur la vie collective des peuples, leurs passions, leurs héritages, leurs vouloirs secrets, leurs formules de civilisation. Dans le massif des sciences exactes, il faut pouvoir monter très haut et bénéficier souvent de quelque chance pour atteindre les rares points d’où la vue s’étend sur de vastes panoramas. La plupart des ascensionnistes, si haut qu’ils s’élèvent et quel que soit leur mérite, se trouvent arrêtés dans les replis des contre-forts. Alors ne voyant pas, on se figure, on s’imagine : le taking it for granted intervient. Et d’autre part, n’est-ce pas une des calamités du temps présent que les jugements sommaires formulés et répandus par la pléiade de voyageurs internationaux qui, s’assemblant en marge de congrès spéciaux, y font trop souvent provision d’erreurs et d’obscurité ?

Le spécialisme exigé par les carrières est une chose : le « compartimentage » dans l’enseignement général préalable en est une autre ; elles ne sont point solidaires. Il faut reconnaître dans l’autonomisme trop absolu des matières enseignées par rapport les unes aux autres et dans l’étroitesse des mentalités ainsi formées le premier et fondamental obstacle à l’établissement d’une doctrine de paix internationale pratique, c’est-à-dire basée sur des faits, des comparaisons, des raisonnements, un objectivisme raisonnable et non sur des effluves sentimentales, des élans positifs ou négatifs passagers et même une similitude transitoire d’intérêts.

L’école primaire et l’université sont ici hors de cause. Leurs territoires — l’un modeste où s’apprend le maniement des outils élémentaires de la culture, l’autre presque illimité où se distribue l’essence des spécialismes supérieurs — doivent demeurer intacts. Mais entre l’une et l’autre se tiennent un enseignement