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causes de cet état de choses pour savoir si elles sont fondamentales ou accessoires, définitives ou passagères.

En ce qui concerne l’enseignement, la civilisation se trouve dans une situation transitoire. Le savoir pour l’élite et l’ignorance pour la masse était le système d’hier : le savoir pour tous sera la formule de demain. Nous sommes à mi-route. Or, rien n’est dangereux et troublant comme le demi-savoir. D’autant que la culture ainsi répandue est principalement scientifique. La prédominance des sciences exactes, de notre temps, s’explique par plusieurs raisons : d’abord le prestige que leur assurent des progrès rapides et d’étonnantes découvertes ; puis l’intérêt plus immédiat qui s’en dégage et leur utilité au point de vue des applications politiques ; enfin, la faculté d’en doser plus aisément l’acquisition selon les moyens des élèves et le temps dont ils disposent. La philosophie présente précisément les caractères inverses ; elle s’est égarée dans un labyrinthe de complications, son utilité ne s’impose qu’à la réflexion et loin de se résoudre en vérités indiscutables, il n’est presque pas un point sur lequel elle ne donne naissance à des controverses sans fin. Quant à l’histoire, en outre de l’extrême difficulté qu’éprouvent ceux qui l’écrivent à se soustraire aux préjugés héréditaires et à redresser les déformations habituelles du rayon visuel national, la façon dont on l’enseigne en fausse les proportions. Il est convenu qu’on doit posséder sur son propre pays toutes sortes de détails qu’il est superflu de connaître lorsqu’il s’agit des autres pays. Comment, dès lors, assigner à chaque peuple sa place véritable dans l’histoire ? Comment apprécier d’une façon équitable sa part dans l’œuvre collective ? Pour connaître les dimensions réelles d’un objet lointain par rapport à un objet rapproché, il faut non seulement de la réflexion, mais de l’expérience, et les plus exercés se trompent encore sur la distance. Tel est pourtant le travail sous-entendu auquel seraient astreints, dans la plupart des cas, ceux qui reçoivent un enseignement historique, travail qu’ils n’entreprennent point, puisqu’ils n’en ont même pas les moyens.

Pour tous ces motifs, le mouvement scientifique n’a pas eu jusqu’ici sur l’esprit public européen l’heureuse influence qu’on pouvait en attendre. Il s’est même produit un phénomène singulier. L’opinion moyenne a échappé à l’élite qui l’avait guidée jusqu’alors. Elle s’est sentie assez instruite pour s’émanciper, pour juger par elle-même ; elle a appliqué à la vie sociale les méthodes rigoureuses et les raisonnements mathématiques auxquels on venait de l’initier, toute fière d’en faire usage. Elle a montré cette certitude déconcertante, cette assurance sans répliques de l’adolescent qui croit que le monde finit là où s’arrête son regard. Tout cela est fâcheux sans être anormal. Le niveau se rétablira plus ou moins vite, mais il se rétablira toujours. Au naïf orgueil du jeune bachelier succédera l’hésitation prudente du candidat à l’agrégation, déjà habitué aux aspects variés d’un même problème.

Ce jour-là, la question de la presse aura fait un grand pas. La presse et l’enseignement se tiennent de près. Les défauts et les lacunes de l’une se