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agréables[1]. L’auteur de cet ouvrage remonte à la source de nos goûts, de nos plaisirs, de nos devoirs. C’est une métaphysique profonde et pourtant sensible, vraie et pourtant agréable, nouvelle et pourtant incontestable ; c’est presque l’histoire du cœur humain. La plupart des autres écrivains ne nous en ont donné que le roman. Je regarde ce livre comme original, et je suis convaincu que les nations polies ou curieuses l’adopteront. S’il régnait plus de méthode dans ce volume, on lui trouverait l’air un peu anglais.

— Le Français est un être tout à fait difficile à définir : il admire, il envie et il persécute les hommes célèbres qui honorent la France par leurs talents et par leurs écrits. M. de Voltaire, comme le plus illustre, est le plus admiré, le plus envié, le plus persécuté. En voici la preuve : lorsqu’il fut reçu à l’Académie française, on publia un grand nombre de satires qui n’avaient pour la plupart d’autre mérite que d’être satiriques. Ces écrits furent reçus avec avidité par un peuple malheureusement désœuvré et médisant. Voltaire, instruit qu’un violon de l’Opéra nommé Travenol était le grand distributeur de ces libelles, s’en plaignit au magistrat, et le violon fut obligé de se cacher[2]. L’abbé d’Olivet, de l’Académie française, chercha à accommoder cette affaire ; il fut malheureux ou maladroit, et l’on dit joliment à ce propos qu’ayant voulu faire le médiateur, il avait fait la bête. Le différend de Voltaire et de Travenol fut mis, dans la suite, en justice réglée. L’arrêt des magistrats subalternes ne fut pas au goût de l’académicien, et l’affaire fut portée au premier tribunal du royaume. Le violon ne parut point alarmé ; quelqu’un, surpris de tant de fermeté, lui demanda s’il avait bien des amis : « Non, répondit-il, je n’ai que les ennemis de Voltaire. » Le courage de ce violon a été soutenu des acclamations publiques ; à la honte de notre nation, elle s’est occupée durant six mois d’un objet si frivole, et tout Paris a pris parti contre le premier de nos écrivains. Le Parlement vient enfin de prononcer ; personne n’a gagné ni perdu

  1. Genève, 1747, in-8. C’était la première édition de ce livre, fréquemment réimprimé au siècle dernier.
  2. Voir sur le procès intenté par Voltaire aux libraires détenteurs de ces libelles, le t. III, chap. ii, de Voltaire et la société au xviiie siècle, par M. G. Desnoiresterres.