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blime qui ravit, qui passionne, qui transporte, qui enchante. Si son pinceau a quelquefois la force et la vigueur de celui de Corneille, il a aussi la grâce et la douceur de celui de Racine. C’est un mélange agréable de traits altiers et de traits tendres, de grâces fières et de grâces attrayantes. Il faut pourtant convenir qu’il y a des défauts : l’action languit, elle n’est ni assez vive, ni assez intéressante. Il y a des situations hasardées et trop singulières pour être goûtées par la scrupuleuse exactitude du génie français. La vraisemblance n’y est pas assez gardée ; il y a aussi un trop grand étalage de sentences dans le goût de Sénèque. C’est assez le défaut de tous les tragiques. Il semble qu’il n’appartient qu’au seul Racine de caractériser les passions sans raisonnements et sans maximes. La maxime ne s’annonce jamais chez lui comme maxime, elle y prend toujours la forme du sentiment et le caractère de la passion qui la fait naître.

La seconde pièce qu’il a donnée au théâtre, c’est la comédie intitulée Sidney. Les personnes à qui il communiqua son projet sur cette pièce lui représentèrent qu’elle ne réussirait pas ; mais il fit céder le conseil qu’on lui donnait à la volupté irrésistible qu’il éprouvait en y travaillant. L’esprit vif et léger des Français n’a pu s’accommoder d’un genre de comédie dont le fond est si sombre et si triste, et dont les idées sont si noires et si mélancoliques. Il y a cependant deux scènes d’une grande beauté, qui ont arraché les applaudissements des plus déterminés à les refuser.

Les éloges qui sont sortis impétueusement de toutes les bouches en faveur du Méchant prouvent son excellence. Le titre, il est vrai, a prévenu bien des personnes contre cette pièce, et leur a fait craindre pour elle le mauvais succès qu’ont éprouvé autrefois l’Ingrat et le Médisant de M. Destouches. Tous les vices ne sont pas propres à être mis sur la scène : de ce genre sont tous ceux qui ne prêtent rien au ridicule et qui sont de nature à exciter l’horreur et l’indignation. L’émotion plaît au cœur, mais il faut qu’elle soit tempérée. Ce qui dégrade l’humanité nous révolte ; nous portons en nous-mêmes un germe de bienveillance toujours prêt à se développer en faveur de la vertu. Si l’hypocrisie du Tartuffe plaît au théâtre, quoiqu’elle soit un crime odieux, ce n’est que parce qu’elle est placée dans un jour qui, lui ôtant son masque, la rend ridi-